Les lumières ont été éteintes et les salles de projections ont été fermées. Les 35 000 accrédités et divers invités sont déjà rentrés chez eux. Leurs badges ont été rangés et iront rejoindre les badges des années précédentes, dans une boite à souvenirs ou dans un tiroir quelconque.
La 75ème édition du festival de Cannes s’est achevée il y a quelques jours, après presque deux semaines de films, de conférences, de fêtes et de rencontres.
Les compétitions sont terminées, les divers jurys ont rendu leurs palmarès.
Le palmarès le plus attendu était bien sur celui de la compétition officielle, qui a concerné cette année 21 longs et 25 courts métrages, et qui a été annoncé lors d’une cérémonie de clôture, suivie à la TV par 3,2 millions de téléspectateurs, un record historique.
Bien sûr, comme chaque année, ce palmarès a été discuté, critiqué, disséqué et analysé. Il a plu à certains et déçu d’autres.
Un palmarès qui a récompensé 10 longs métrages sur 21, ce qui est peut-être un peu trop, puisque c’est presque la moitié de la sélection. Un palmarès un peu étonnant et déroutant. D’abord, à deux reprises des prix ex-æquo, ce qui peut signifier que les membres du jury n’ont pas pu être homogènes et n’ont pas su trouver un accord et trancher, ensuite ce palmarès ne parait pas répondre à une logique ou une ligne claire, et surtout on pourrait se demander à chaque fois si les membres du jury ont bien récompensé un film ou un artiste ou se sont basés sur d’autres critères, comme par exemple l’exil ou le « militantisme ».
Des prix ex-æquo :
Pourquoi un prix ex-æquo ? Est-ce un prix à diviser en deux ? Ou un prix pour chacun ? Et peut-on mettre sur un même pied d’égalité certains films ?
Le Grand Prix a été décerné en ex-æquo aux deux films Stars at noon (Des étoiles à midi) de Claire Denis et Closer de Lukas Dhont. Comment mettre sur un même pied d’égalité un film très moyen comme Stars at noon avec un très beau film comme Closer ? Selon quels critères ?
Le Grand Prix ex-aequo attribué à STARS AT NOON de Claire DENIS
Stars at noon est un film réalisé selon certains des genres cinématographiques qui prévalaient dans les années 1980, à la différence près que Claire Denis, sa réalisatrice, a remplacé le héros traditionnel par une héroïne. Celle-ci va faire la connaissance d’un touriste anglais qui, elle l’espère, pourra l’aider à traverser la frontière vers l’Amérique. Fuite, courses poursuites, espions, sexe, amour… Un film confus, trop long et trop lent, et qui n’a pas été bien accueilli par la critique. Cependant, le jury l’a jugé digne du deuxième prix le plus important du festival. C’est incompréhensible !
Le réalisateur Lukas Dhont et le jeune acteur Eden Dambrine pour « Close »
En revanche, Close de Lukas Dhont a été bien accueilli par tous, et a reçu bien des éloges. Il faisait d’ailleurs partie des films favoris pour la Palme d’Or. Close raconte une relation forte entre deux garçons inséparables, liés par une amitié fusionnelle. Ils jouent ensemble, dorment ensemble, mangent ensemble et découvrent les détails de la vie à deux dans leur village de la campagne belge. Mais lorsqu’ils intègrent le collège, leur comportement étonne et certains de leurs camarades commencent à leur poser des questions embarrassantes sur leur orientation sexuelle. A partir de là commence un voyage de perte d’innocence qui mène à la tragédie. Close est très bien réalisé, de belles photos, de belles couleurs, et beaucoup d’émotions. Le jeune acteur Eden Dambrine a été aussi sublime. Donner le même prix ou partager un prix entre Stars at noon et Close est complètement injuste pour Close !
Le Prix du Jury ex-aequo attribué à EO de Jerzy SKOLIMOWSKI
Le prix du jury a été également partagé. Il a été décerné au deux films ex-æquo EO (Hi-han) du réalisateur polonais Jerzy Skolimowski et Le Otto montagne de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch. Eo raconte les aventures d’un âne, licencié d’un cirque fermé en réponse aux protestations des défenseurs des droits des animaux. Le réalisateur s’est distingué lors de la cérémonie de clôture en remerciant les 6 ânes avec lesquels il a travaillé un par un, sous les rires des invités. Une idée originale, servie par un beau film audacieux et inhabituel. Ce qui n’est pas le cas de Le Otto montagne, adapté du roman italien de Paolo Cognetti, qui d’une façon académique, raconte la relation qui se noue entre un garçon de la campagne et un autre de la ville, qui se sont rencontrés à l’adolescence, qui se retrouvent vingt ans plus tard…
Des prix pour des exilés :
Deux prix pour deux films, Boy from heaven et Holy spider (Les nuits de Mashhad) réalisés par des exilés, interdits de séjours dans leurs pays, et dont les films ont d’ailleurs été tournés à l’étranger et même avec des acteurs étrangers pour l’un d’eux.
Le prix du scénario a été décerné au réalisateur suédois d’origine égyptienne Tarik Saleh pour son film Boy from heaven, tourné en Turquie, avec des acteurs palestiniens et libanais. Ce prix a été un grand choc pour ceux qui ont trouvé le film médiocre. En effet, étonnant prix pour un film qui ne brille justement ni par son scénario un peu trop léger, ni par sa réalisation. Une sorte de policier, mais plutôt confus. Le film présente un traitement superficiel de la relation entre Al-Azhar et l’autorité égyptienne incarnée par les services de sécurité.
Tarik Salah a avoué détester la réalisation et avoir songé initialement à écrire un roman après avoir vu Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud. Il avait eu envie, en quelques sortes, de casser un certain tabou en parlant d’Al Azhar, de la méthode de succession au sein de cette institution, des diverses influences… et par la même occasion faire connaitre cette haute institution de l’Islam, trouvant étonnant que le monde entier, y compris les musulmans, connaissent le Vatican, alors que les non musulmans ne connaissent pas Al Azhar, représentant de l’Islam sunnite. Il a ajouté qu’il avait conscience qu’après ce film, il ne pourrait plus retourner en Egypte, mais qu’il avait senti qu’il devait le faire. Est-ce l’explication de ce prix ? Est-ce un prix « politique », pour justement encourager un certain cinéma « dissident » ?
Prix d’interprétation féminine pour Zar AMIR EBRAHIMI dans HOLY SPIDER réalisé par Ali ABBASI
Le prix de meilleure actrice a été attribué à l’iranienne Zahra Amir Ebrahimi pour son rôle dans le film Holly spider/Les nuits de Mashhad d’Ali Abbasi. Pourquoi ce prix ? Zahra Amir Ebrahimi n’avait pas non plus particulièrement brillé dans ce rôle. L’actrice Alyona Mikhailova qui a joué le rôle de l’épouse dans le film La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov avait été plus convaincante et méritait surement plus cette distinction. On peut donc se poser la question : Zahra Amir Ebrahimi a-t-elle été récompensée pour sa performance dans le film ou pour son histoire personnelle ? Est-ce pour l’encourager ? Est-ce une sorte de récompense pour un certain « militantisme » ? Est-ce une sorte de dédommagement pour le préjudice qu’elle a subi en Iran et qui l’a obligée à s’exiler alors qu’elle était au sommet de sa gloire en tant qu’actrice ? Est-ce un message d’encouragement aux femmes iraniennes pour qu’elles continuent à lutter, surtout que le film montre à quel point la société iranienne reste misogyne ? Est-ce un message pour les pays qui refusent les libertés, y compris liberté d’expression ? D’ailleurs, l’Iran a protesté contre la programmation de ce film et le fait d’avoir octroyé un prix à son actrice.
Le discours de Tarik Saleh, qui dédie son prix aux jeunes réalisateurs égyptiens et leur demande d’élever la voix et de raconter leurs histoires, et le discours de Zahra Amir Ebrahimi aux iraniennes, et qui raconte son parcours et ses humiliations, sont assez significatifs. Quelques parts, ils confirment que leurs prix récompensent plus un combat qu’une œuvre ou une performance.
Un prix de meilleure interprétation dans un film ou un prix pour l’ensemble d’une carrière ?
Pareil en ce qui concerne le prix de meilleur acteur octroyé à Song Kang-ho. Est-ce pour l’ensemble de sa carrière ou pour sa performance dans le film Broker (Les bonnes Etoiles) ? Aussi bien le rôle que le film ne méritaient une quelconque distinction. Ils ne brillaient ni l’un ni l’autre. C’est vraiment dommage parce que celui qui aurait mérité le prix de meilleur acteur est le jeune belge Eden Dambrine qui a joué le rôle de Léo dans le film Closer de Lukas Dhont. Un très jeune homme de 15 ans qui aurait mérité d’être encouragé pour sa très belle performance. Mais au Festival de Cannes, donne-t-on des prix aux acteurs enfants ou adolescents ?
Le Prix du 75ème anniversaire :
Pour fêter l’arrivée du festival à sa soixante-quinzième édition, un prix spécial a été créé et décerné aux frères belges, Luc et Jean-Pierre Dardenne, pour leur film Tori et Lokita. Le film parle d’une fille et d’un garçon immigrés du Bénin, Lokita, 18 ans, et Tori, 13 ans, qui prétendent être frères. Mais l’autorité belge rejette la demande d’asile de Lokita. Vient ensuite une série de défis que les deux jeunes doivent relever pour gagner leur place dans le paradis européen.
Pourquoi ce prix aux frères Dardenne ? Est-ce pour ce film en particulier ou pour l’ensemble de leur carrière ? Surtout que les frères Dardenne sont des habitués du Festival de Cannes, qu’ils y ont présenté des films depuis 1987 et qu’ils y ont récolté plusieurs prix, dont deux Palme d’Or, l’une en 1999 pour Rosetta et l’autre en 2005 pour L’enfant.
Le Prix du 75e anniversaire décerné à Jean-Pierre & Luc DARDENNE pour TORI ET LOKITA
Lorsque le prix du 50ème anniversaire avait été décerné en 1997 à Youssef Chahine dont le film Le destin était en compétition, il avait été précisé que le prix était pour l’ensemble de son œuvre, sachant que son film, plaidoyer contre le racisme et toutes les intolérances, méritait aussi de remporter un prix. Le Destin est d’ailleurs devenu un classique du cinéma mondial et reste toujours d’actualité.
La Palme d’Or :
Parmi les films en compétition officielle, il n’y en avait pas un qui sortait particulièrement du lot et qui faisait l’unanimité. Plusieurs films se valaient plus ou moins, même si les favoris étaient quand même Leila’s brothers de Saeed Roustaee, Closer de Lukas Dhont, Decision to leave de Park Chan-wook et Armageddon Time de James Gray. Pourtant deux de ces films repartiront bredouilles, même si pour Leila’s brothers, il y a quand même un prix de consolation attribué par un autre jury : le prix FIPRESCI.
Le réalisateur suédois Ruben Östlund et sa Palme d’Or pour le film « Triangle of sadness »
Le jury, présidé par l’acteur français Vincent Lindon, a donc contrevenu à toutes les attentes des festivaliers et critiques et a eu un avis différent.
Dans Triangle of sadness, Ruben Östlund poursuit sa « mission » provocatrice et son style subversif, perturbateur et anarchique de la critique de la réalité contemporaine. Après avoir dévoilé les secrets du monde de l’Art dans son film The Square (Palme d’Or en 2017), il a décidé d’explorer le monde des gens extrêmement riches. Le film commence par des castings de mannequins ce qui fait penser un instant que le film concernera le monde de la mode, des apparences et de la superficialité. Mais bientôt cela se transforme en autre chose, dès qu’on embarque sur un yacht luxueux, rempli d’un grand nombre de personnes très fortunées qui y passent leurs vacances. Son art atteint un nouveau sommet lors du dîner en l’honneur du commandant, au cours duquel les riches perdront tout ce qui fait leur lustre. La plus grande surprise, cependant, est que le yacht est piloté par un capitaine ivre (Woody Harrelson) qui a des tendances marxistes non dissimulées.
Une Palme d’Or incrustée de diamants pour le 75ème anniversaire du festival de Cannes.
Le jury s’est prononcé. Mais il est quand même dommage que certains films n’aient pas suscité plus d’intérêt, comme par exemple R.M.N. de Cristian Mungiu, qui comporte une réflexion sur le rapport avec l’étranger, avec une très importante discussion sur l’immigration et l’acceptation ou non de l’autre, celui qui est différent ou qui vient d’un autre pays, ou un film comme Crimes of the future de David Cronenberg, qui, dans une ambiance très particulière, comporte une réflexion intéressante sur l’avenir de l’Art, l’exhibitionnisme, le corps…
Neïla Driss