Pour sa 78e édition, le Festival de Cannes a choisi un film arabe pour ouvrir la section Un Certain Regard : Promis le ciel (Promised Sky) d’Erige Sehiri. Un geste fort, à la fois politique et cinématographique, qui donne le ton d’une section souvent perçue comme le laboratoire sensible de la sélection officielle. Le film sera projeté en ouverture le mercredi 14 mai à 19h, juste après la cérémonie inaugurale. Ce retour de la cinéaste franco-tunisienne à Cannes, deux ans après sa révélation dans la Quinzaine des réalisateurs, consacre une voix singulière du cinéma arabe contemporain.
Une cinéaste ancrée dans le réel
Erige Sehiri s’était déjà fait remarquer avec Sous les figues (Under the Fig Trees), son premier long métrage de fiction, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2022, puis choisi comme représentant de la Tunisie aux Oscars 2023. Le film, tourné avec des non-professionnels, baignait dans une lumière douce et une attention rare portée à la jeunesse rurale, à ses gestes, à ses désirs et à ses silences. Il avait conquis la critique par sa justesse, son dépouillement et sa manière de faire surgir le romanesque de la banalité.
Mais avant cette entrée en fiction, Erige Sehiri avait construit une solide carrière dans le documentaire. Elle signe d’abord Le Facebook de mon père (2012), court métrage personnel et ironique sur la manière dont les générations se confrontent à la technologie. Puis La Voie normale (2018), un long documentaire consacré à la fermeture de la ligne ferroviaire tunisienne Tunis–Kasserine, à travers le regard d’un conducteur de train. Ce film, présenté notamment à Visions du Réel et au FIDBA, révèle une cinéaste capable d’allier une acuité sociale à une grande douceur dans le regard porté sur ses personnages. Ces premières œuvres, à la croisée du journalisme, de l’intime et de la chronique sociale, annonçaient déjà les tensions humaines qui nourrissent son œuvre.
En parallèle de ses projets cinématographiques, Erige Sehiri a cofondé la plateforme d’investigation Inkyfada ainsi que l’ONG tunisienne Al Khatt, engagée pour la liberté de la presse. Elle est aussi membre fondatrice du collectif Rawiyat–Sisters in Film, qui soutient les réalisatrices arabes et issues des diasporas. Ce parcours civique, cette immersion constante dans les récits invisibilisés, irriguent toute sa pratique artistique.
Un récit de femmes, de migrations et de solidarité
Avec Promis le ciel, Erige Sehiri poursuit son exploration des trajectoires féminines prises dans les filets du réel, cette fois à travers les tensions migratoires et sociales qui traversent la Tunisie contemporaine. Le film raconte l’histoire de Marie, une ancienne journaliste devenue pasteure, originaire de Côte d’Ivoire, qui vit à Tunis et accueille chez elle des femmes en quête d’un refuge. Parmi elles : Naney, une jeune mère prête à tout pour offrir une vie meilleure à son enfant, et Jolie, une étudiante combative sur laquelle repose tout l’espoir de sa famille. L’arrivée d’une petite fille orpheline viendra mettre à l’épreuve les liens fragiles qui unissent ce foyer improvisé.
Sans jamais verser dans le misérabilisme ni les archétypes du « film à sujet », Erige Sehiri décrit un huis clos d’exil et de sororité, où se révèlent les tensions, les espoirs, les colères et les blessures. « Ce qui m’intéresse, c’est de dépasser l’archétype du migrant pour construire des personnages réels, complexes, inattendus, capables de déstabiliser le spectateur », explique-t-elle dans le communiqué officiel.
Cette volonté se manifeste notamment dans le choix des actrices : Aïssa Maïga incarne Marie avec une gravité traversée d’élans maternels et de silences douloureux. À ses côtés, Laetitia Ky, artiste et activiste ivoirienne, prête sa fougue à Jolie, tandis que Deborah Naney compose un personnage de mère pudique et résolue. Le Tunisien Mohamed Grayaa complète la distribution, dans un rôle secondaire mais marquant. La présence d’un tel casting international, réunissant des figures venues d’Afrique subsaharienne et du Maghreb, souligne la nature transnationale du récit.
Une mise en scène sobre et habitée
Comme dans Sous les figues, la mise en scène d’Erige Sehiri privilégie les gestes, les regards, les tensions souterraines. Le film est à nouveau photographié par Frida Marzouk, directrice de la photographie franco-tunisienne, déjà à l’œuvre sur son premier long métrage. Marzouk, qui a également travaillé comme assistante caméra sur les films John Wick, sait capter les visages dans la pénombre, les éclats de lumière qui percent une pièce close, les mouvements intimes d’un quotidien à peine recomposé.
La caméra se tient au plus près des corps, mais jamais dans l’intrusion : elle observe, accompagne, témoigne. Erige Sehiri ne cherche ni l’effet ni la démonstration. Elle laisse la complexité humaine advenir, avec une lenteur salutaire, dans une Tunisie urbaine rarement montrée ainsi — ni carte postale, ni chaos, mais un lieu de passage, de recomposition, de tension sociale larvée.
Une production et une diffusion élargies
Promis le ciel est coproduit par Erige Sehiri elle-même et la productrice Didar Domehri (Maneki Films), connue pour son engagement envers les cinémas d’auteur, notamment dans le monde francophone et latino-américain. Le film est distribué dans le monde arabe par MAD Distribution, acteur clé de la diffusion du cinéma indépendant dans la région MENA. Cette structure assure une visibilité régionale à l’œuvre, y compris dans les festivals arabes et africains où Erige Sehiri est attendue comme une voix désormais incontournable.
Le film bénéficie également d’un soutien international solide, avec des partenaires européens sensibles aux enjeux migratoires et aux récits du Sud global. C’est cette articulation entre ancrage local (la Tunisie d’aujourd’hui, l’Afrique subsaharienne dans ses flux humains) et portée universelle qui rend Promis le ciel particulièrement percutant.
Un geste d’ouverture pour Cannes
L’ouverture d’Un Certain Regard par Promis le ciel constitue un moment fort du Festival de Cannes 2025. Non seulement parce qu’il s’agit d’un film réalisé par une femme arabe — ce qui reste encore trop rare dans les sections officielles — mais aussi parce que le film porte une parole politique à hauteur d’humain. En 2025, on compte seulement 7 réalisatrices en compétition sur 21, et 18 femmes sur les 69 cinéastes de la sélection officielle, soit 26,1 %, contre 33 % en 2023. Aucun film de réalisatrice n’est présent en séances de minuit ni à Cannes Première. La mise en lumière du travail d’Erige Sehiri dans une section aussi stratégique que celle-ci prend donc une valeur symbolique majeure.
D’autant plus que ce film arrive à un moment où les questions de migration, de racisme et d’hospitalité sont au cœur des fractures européennes et méditerranéennes. En leur donnant un visage féminin, intime, chaleureux, et en les arrachant aux slogans et aux statistiques, Promis le ciel propose une autre manière de regarder le monde. Une manière plus lente, plus attentive, plus humaine.
Neïla Driss
