Comme annoncé précédemment et profitant du Festival de Cannes, l'Arab Film Institute (AFI), a organisé, en collaboration avec la Royal Commission Film (RCF) de Jordanie et le Centre Cinématographique Marocain, une table ronde ayant pour thème : Au-delà des frontières - Pourquoi seuls quelques films arabes traversent les frontières locales ?
Cette table ronde, qui s’est tenue le 20 mai dernier au pavillon marocain (Village International - Cannes), avait pour but d’essayer de comprendre les raisons pour lesquelles seuls quelques films arabes ont voyagé au-delà des marchés locaux, du monde arabe et même des festivals internationaux, quels sont les facteurs qui les ont aidés à y arriver et comment ils pourraient aller au-delà de la gloire du festival pour atteindre un public, non seulement local, mais également mondial.
Étaient invités à cette discussion des producteurs de films arabes qui ont eu le rare privilège de présenter leurs films dans les plus prestigieux festivals du monde: la tunisienne Dora Bouchoucha, l’algérien Salem Brahimi, la marocaine Lamia Chraibi, l’égyptien Mohamed Hefzy et le réalisateur irakien Mohamed Al Daradji.
George David, directeur général de la RFC et modérateur, a commencé par présenter l’AFI, sorte d’équivalent arabe de l’américaine Académie des Arts et des Sciences du Cinéma et de l’Académie du Film Européen, ayant pour objectif d’aider tous les professionnels du cinéma arabe en les réunissant sur une même plateforme et en essayant de leur fournir une tribune pour qu’ils puissent débattre, dialoguer, planifier, imaginer, échanger…. Il œuvre également dans le but de promouvoir et de distribuer les films arabes, aussi bien dans le monde arabe que dans le monde entier.
Table ronde Au-delà des frontières - Pourquoi seuls quelques films arabes traversent les frontières locales?
Avant de donner la parole aux panélistes pour que chacun raconte sa propre expérience, George David a justement insisté sur l'importance d'avoir les films arabes dans les cinq plus grands festivals de cinéma du monde et comment cela peut aider à leur distribution.
D’après Lamia Chraibi, dont le film Mimosa avait remporté le prix Nespresso à la Semaine de la Critique à Cannes en 2016, lorsque les occidentaux aiment un film, parce qu’il leur fait par exemple découvrir une culture différente, ils en redemandent : ils s’intéressent au réalisateur et veulent voir ses films. Elle pense également que la coproduction des films arabes avec des pays occidentaux aide à leur distribution.
Quant à Dora Bouchoucha, sa fréquentation des festivals lui a permit de remarquer l'importance de la sélection des films pour aider la distribution à l’étranger, qui est ce qu'il y a de plus difficile. Mais tout comme Lamia Chraibi, elle a également constaté que généralement, lorsque les distributeurs sont intéressés par un producteur ou un réalisateur, ils en redemandent. Elle a donné en exemple sa fantastique expérience avec le film Hédi qui avait remporté deux prix à la Berlinale 2016. Depuis ce sont les distributeurs qui viennent vers elle.
Dora Bouchoucha
Pour Salem Brahimi, qui avait eu un film sélectionné en hors compétition au festival de Cannes, les festivals internationaux, parce qu’ils permettent de montrer les films, de voir les journalistes et de rencontrer les professionnels du cinéma, sont vitaux pour les films arabes, en particulier les «tops five» qui peuvent construire ou détruire un cinéaste.
Le réalisateur Mohamed Al Daradji pense qu’en fin de compte, le but n'est pas le festival en soit, mais bien ce qui suit: le fait que le film soit connu et vu.
Pour le producteur égyptien Mohamed Hefzy dont la première expérience avec les festivals remonte à 2010 avec le film Microphone projeté au Festival International du Film de Toronto, le Festival de Cannes reste le meilleur festival du point de vue marché. D’après lui, le film qui passe à Cannes se vend beaucoup mieux par la suite. Il donne en exemple ses deux derniers films. Lorsqu’on compare par exemple, Clash qui a fait l’ouverture de la sélection Un Certain Regard à Cannes en 2016 et Ali, la Chèvre et Ibrahim qui a pourtant remporté le prix de la meilleure interprétation masculine au Festival International du Film de Dubaï également en 2016, la différence du point de vue ventes est énorme.
En fait, pour lui, ce qu'offre le festival de Cannes n'existe nulle part ailleurs : publicité à l’échelle mondiale, visibilité, rencontres intéressantes… Même les festivals de Sundance et de Toronto ne permettent pas cela : si on n'est pas un film américain, on n’y perce pas. Ce sont, certes, des festivals de prestige, mais y être sélectionné ne se traduit pas en ventes.
Table ronde Au-delà des frontières – Pourquoi seuls quelques films arabes traversent les frontières locales?
Comment est ce que les Etats arabes peuvent aider leurs cinémas ?
Certains Etats comme le Maroc aident soit directement en subventionnant la production des films, soit en aidant à trouver des financements ailleurs. Lorsque l’Etat donne de l’argent, c’est comme une garantie, et les autres fonds suivent.
L’avantage du Maroc est qu’il ne conditionne pas son aide et n’oblige pas à faire un cinéma touristique qui exhibe un beau pays, mais laisse les cinéastes libres de montrer ce qu’ils veulent.
La Tunisie également subventionne le cinéma, mais le problème est que même si le gouvernement donne de l'argent il n'y a aucune vision, aucune politique claire. D’après Dora Bouchoucha, c’est aux professionnels du cinéma d’aider les gouvernements à avoir une vision. Et en Tunisie, c’est ce que les producteurs essayent de faire depuis quelques années.
Pour Salem Brahimi, les cinéastes n’attendent pas seulement de l'argent mais aussi du savoir faire, la mise en place de certains mécanismes, comme en France par exemple en ce qui concerne la soumission aux Oscars qui obéit à une procédure précise, et l’encouragement aux jeunes en leur donnant un Know How, des moyens logistiques, une aide à l'apprentissage…
Mohamed Hefzy a, par contre, déploré qu’en Egypte le gouvernement n'aide pas du tout. Surtout les cinéastes indépendants. Ceux-ci, n’ayant ni argent ni support de l’Etat sont obligés de se débrouiller seuls. Le pire est qu’en plus, les cinéastes sont surveillés : ils n’ont pas le droit d’aborder certains sujets ou de parler politique, surtout depuis ce qu'on appelle le «printemps arabe» ou la «révolution».
Un film comme le film tunisien La belle et la meute, projeté à cette même édition du festival de Cannes, ne pourrait pas voir le jour en Egypte. Bien sur, il est très facile de faire des films qui se fondent dans le moule et respectent les règles fixées, mais sortir des rangs est excessivement difficile. Certains films, comme Les derniers jours d'une ville de Tamer El Said, sont d’ailleurs censurés et ne peuvent être projetés en Egypte, même s’ils ont du succès dans les divers festivals internationaux.
Pour Salem Brahimi, il y a également un autre problème : les films arabes n’ont pas d’audience chez eux, pas de marché national. Les festivals donnent un certain «respect» aux films sélectionnés, mais cela ne suffit pas.
"Comment peut-on parler de marché national lorsqu'il n'y a même pas de salles de cinéma?" a relevé Dora Bouchoucha, "et en Algérie c’est encore pire qu'en Tunisie!"
Peut-il y avoir une marque, un cinéma arabe ?
D’après Mohamed Hefzy, non, il n’y a pas un cinéma arabe parce que les pays arabes sont très différents les uns des autres, mais par contre on peut essayer de faire un travail commun et c’est bien ce qu'essaye de faire l’AFI en fournissant une plateforme commune aux cinéastes arabes.
Pourquoi est ce que les films arabes, autres qu’égyptiens, ont du mal à être distribués dans les pays arabes ?
D'après Dora Bouchoucha, les films égyptiens sont partout parce que le cinéma égyptien est très ancien, que les spectateurs arabes ont pris l'habitude de les regarder et surtout les comprennent. Pour les autres films arabes, la langue reste un problème, même si le sous-titrage est une solution. Mais en plus de cela, et là elle rejoint l'avis de Mohamed Hefzy, les spectateurs ne veulent pas trop se fatiguer, ils aiment les films commerciaux et faciles à comprendre.
Toutefois cela commence à vraiment changer et de plus en plus de spectateurs sont attirés par les films arabes autres qu’égyptiens. A titre d’exemple, on peut citer le film tunisien Hedi qui est en train de faire une belle carrière dans les pays arabes. Début mai, il avait d’ailleurs fait l’ouverture du Cairo Cinema Days. Et toujours dans le cadre de cette manifestation, il avait été programmé, avec trois autres films tunisiens, dans plusieurs salles de cinéma de plusieurs villes égyptiennes et y avait remporté beaucoup de succès.
Quelques uns des critiques membres du jury des Critics Awards à Cannes
En fait, même s’ils attirent de plus en plus les spectateurs occidentaux grâce à leurs thèmes universalistes tout en gardant leurs particularités locales, les films arabes ont encore du mal à sortir du cadre des divers festivals et manifestations cinématographies et à être distribués en dehors de leurs propres pays.
Pourquoi ? Probablement parce qu’ils manquent de visibilité.Les professionnels l’ont compris et se sont justement groupés au sein d’organismes tels l’AFI ou le Centre du Cinéma Arabe (ACC), qui leur permettront d’agir ensemble, de s’entraider, de faire du lobbying et d’organiser des actions tendant à promouvoir le cinéma arabe. On peut citer à titre d’exemple les Critics Awards décernés cette année à Cannes. Les lauréats avaient été choisis par 24 critiques de cinéma provenant de 15 pays, dont les USA, la France, la Suède, l’Italie et la GB. Par ailleurs, à partir de Mars 2018, l’AFI organisera chaque année la remise des Arab Film Awards, équivalent des Oscars américains.
Neïla Driss
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