"Le cinéma tunisien n'a pas encore fait sa révolution"

"Le cinéma tunisien n'a pas encore fait sa révolution"
Culture
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Ikbal Zalila est critique cinématographique et ancien président et membre de l'Association Tunisienne pour la Promotion de la Critique Cinématographique (ATPCC). Il est également universitaire, maître-assistant à l'Institut Supérieur des Arts Multimédias (Isamm). Entretien.
      Quel bilan général faites-vous des JCC 2012 ? C'est une session qui aurait pu être sauvée si on s'était davantage soucié des conditions techniques de projection et de l'accueil des invités. La mauvaise organisation a créé des conditions chaotiques et cela a porté préjudice au festival. Côté cinéma, l'offre de films n'était pas importante mais elle était correcte dans l'ensemble. Les compétitions étaient assez équilibrées  notamment dans les films étrangers, les longs métrages et les documentaires. Que pensez-vous des différents verdicts des JCC ? Il est clair que pour la compétition des longs métrages, le palmarès n'a pas été politique comme dans certaines éditions précédents. Le jury a travaillé en toute indépendance, il n'a pas été soumis à des pressions. Je crois que les décisions du jury sont globalement acceptables. Comment voyez-vous l'évolution du cinéma tunisien au regard des grands bouleversements que vit actuellement le pays ? Je ne suis pas de ceux qui pensent que le moment révolutionnaire est un moment de rupture à partir duquel il faut penser le cinéma tunisien. Indépendamment des évènements actuels, le cinéma tunisien connait trois grandes problématiques. Une sclérose administrative qui remonte à quelques années déjà. Une sorte de faillite créative des cinéastes plus ou moins établis. Et le développement d'une génération spontanée de jeunes cinéastes qui travaillent dans les marges et qui depuis quelques années continuent d'apporter un vent de fraîcheur et d'impertinence au cinéma tunisien. Et je commence par cette dernière problématique. Cette jeunesse a compris qu'il fallait compter sur elle-même et faire le deuil des subsides de l'Etat. Elle s'autoproduit avec pour conséquence une augmentation qualitative significative de la production et des propositions cinématographiques intéressantes qui augurent de lendemains meilleurs. Peut-on bâtir une cinématographie sur cette économie ? Je ne le pense pas. Car mener une carrière à zéro budget est très difficile. Mais la chance du cinéma tunisien a été cette rupture générationnelle marquée avec ce que font les aînés. Quels sont les porte-drapeaux de cette génération ? Il y a une vague de cinéma documentaire très intéressante. Ses films phares sont Gharsallah de Kamel Laaridhi ; Le silence de Karim Souaki ; Fellaga 2011 de Rafik Omrani ; Mémoire d'une femme de Lassâad Oueslati ; Babylone de Alaaeddine Slim et Youssef Chebbi, un film totalement autoproduit, très fort sur le plan cinématographique. Auparavant il y avait Hya ou Houa (Lui et elle), un film à très petit budget d'Elyès Baccar, très intéressant. Dans les courts métrages, il y a eu l'expérience de L'automne de Alaaeddine Slim. Cette génération peut-elle susciter l'intérêt de producteurs étrangers et aller à l'international ? Ce sont des jeunes qui ont appris à travailler et à créer dans la précarité. Ils ne font pas un travail professionnel de recherche. Mais la multiplication des fonds nouveaux constitue une chance pour eux. Avec le tarissement des fonds europénes, les fonds nouveaux sont ceux qui proviennent de pays du Golfe. Cela dit il y a certains réalisateurs qui ne veulent pas se "compromettre" avec ces fonds essentiellement pour des raisons idéologiques. Mais d'autres en profitent. Même s'il ne faut pas surestimer l'apport de ces fonds qui restent peu importants (entre 60 et 70 000 dollars pour une aide à la production). Quelle est la crédibilité de ces fonds ? Il n'y a pas de censure. Il y a une commission de lecteurs internationale et une sélection se fait. L'intérêt des financeurs est de promouvoir l'image de certains pays du golfe comme le Qatar, Abu Dhabi et Dubaï qui cherchent à se forger une solide image à l'échelle mondiale. Revenons à cette crise de la créativité dans le cinéma tunisien. A quoi l'imputez-vous surtout qu'elle semble devenir chronique ? Comparativement à d'autres dynamiques cinématographiques proches en termes de moyens, certains cinéastes tunisiens vivent en autarcie et ne sont pas ouverts sur ce qui se fait dans le monde. On ne va pas vers le film. Et on n'est pas à l'écoute de ce qui se passe ailleurs. Et puis la Tunisie est un pays où il n'y a jamais eu de vrais débats de fond sur le cinéma. Il n'y a pas d'accompagnement critique. Donc pas de possibilités d'échange constructif entre réalisateurs et journalistes, malheureusement. Le champ de la critique est inexistant en Tunisie. Il y a également beaucoup de susceptibilités à ne pas dire les choses telles qu'elles sont et cela rompt le lien de confiance entre réalisateurs et critiques. Les conditions minimales de production d'une réflexion cinématographique ne sont pas réunies. Et même les cinéclubs ont pris une orientation résolument idéologique avec une surpolitisation de l'éducation à l'image qui a été contreproductive. Et puis le milieu étant trop petit les uns ont tendance à ménager les autres. Le développement du cinéma tunisien a-t-il souffert de l'"administration culturelle" ? Historiquement parlant, le cinéma tunisien est incontestablement le plus gâté au monde en termes de financement public. 500 000 dinars pour un long métrage c'est respectable. Sauf que durant ces dernières années, la demande de financement est devenue beaucoup plus importante qu'avant. Ce n'est pas un problème de moyens mais d'allocation des ressources. Et puis la composition de la commission des subvention est variable. Dans certaines sessions ça se passe bien malgré les mécontents qui estiment qu'ils ont légitimement droit à une subvention. Et puis il y a ceux qui l'ont systématiquement et ceux qui ne l'ont jamais. Ça ne marche pas comme ça. Pour moi seuls les réalisateurs qui apportent quelque chose au cinéma tunisien doivent continuer à être financés par l'Etat. Or, on subventionne encore des cinéastes médiocres à chaque demande de projet. Il y a incontestablement un manque d'audace. Il y a également des problèmes d'organisation avec des commissions qui doivent gérer beaucoup de dossiers (100 à 150 dossiers en quelques mois) avec des membres très mal rétribués. Il y a aussi les inévitables logiques corporatistes et de pouvoir. L'Etat devrait-il avoir une vraie politique du cinéma qui va au-delà du financement pour, par exemple, lutter contre l'extinction des salles dans le pays ? Il est clair que pour un investisseur aujourd'hui une salle de cinéma n'est pas un gage de rentabilité. Le problème de l'exploitation est entièrement posé. C'est une problématique à laquelle il faut réfléchir sérieusement. Mais je suis partisan de l'idée que la disparition des salles ne veut pas dire que les films ne sont pas vus. Mais ils sont vus autrement. Et je suis contre le fait de dire que regarder un film sur son PC est considéré comme un non rapport au cinéma. Il faut donc tenir compte des nouvelles habitudes de consommation de films. L'Etat pourrait intervenir pas le biais des maisons de culture qui sont équipées et faire une programmation. Mais un volontarisme de l'Etat n'est pas suffisant pour résoudre la problématique de l'exploitation. Car on a perdu la culture de la salle. Et la cible à éduquer c'est l'enfance. Car il y a toute une génération de spectateurs - les jeunes - définitivement "perdue" pour les salles. On le voit dans les JCC où il y a des attitudes qui n'ont rien à voir avec un comportement civilisé dans une salle de cinéma. Ce sont des gens qui ont appris à voir des films dans des conditions particulières (bruit.... ). Il faudrait peut-être étudier de nouvelles façons d'offrir le cinéma comme les films à la demande par exemple. Tu paies 500 millimes et tu regardes le film chez toi. La révolution représente-t-elle un espoir pour le cinéma tunisien ? Depuis la révolution, il y a eu une multiplication d'association pour le cinéma. Parallèlement, une lutte pour la création ou la récupération de ces association a lieu. Mais ces associations sont restées des coquilles vides pour la plupart qui sont un lieu de luttes intestines pour le pouvoir. La révolution pourrait apporter quelque chose au cinéma tunisien s'il était privé de liberté du temps de la dictature. Mais au risque de choquer, je pense que le ministère de la culture a toujours plus ou moins lâché du lest concernant le cinéma. Et s'il y a eu quelques problèmes de censure, ils ont souvent été circonscrits. On ne peut pas dire qu'il y a eu étouffement de la créativité du cinéaste du tunisien. Et si le cinéma tunisien était timoré c'est en grande partie la responsabilité des cinéastes qui ce sont souvent préoccupés d'autocensure pour accéder aux fonds du ministère qu'à cause d'une censure objective de fait. La révolution tunisienne ne révolutionnera donc pas le cinéma tunisien... Il y a eu la création du Centre national du cinéma et de l'image. L'idée est que le ministère de la culture externalise toutes les activités liées au cinéma comme cela se fait déjà en France. Peut-être que cela fera avancer les choses. Même si son nouveau directeur est actuellement très contesté par la profession (NDLR : Adnane Kheder, ancien président-directeur général de la télévision nationale). Au risque d'être pessimiste. Je pense qu'un changement significatif dans le champ du cinéma ne peut se faire qu'à condition d'un changement culturel chez les acteurs du cinéma tunisien. Malheureusement le milieu du cinéma est microcosme, qui évolue en vase clos avec pour seule préoccupation le "partage du gâteau". Je pense que nous passerons pas des années d'anarchie, qui peut être créatrice d'ailleurs. Avant que le secteur ne s'organise et se développe favorablement. Entretien conduit par Sami Ben Mansour Crédit photo : Goethe Institut



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