Décédée le 30 janvier 2018, ma mère Kmar a pleinement vécu son siècle, au diapason de la modernité, même si notre milieu était plutôt conservateur. En cela, elle ressemblait à beaucoup de femmes de sa génération qui, avec juste ce qu’il fallait de bagage scolaire, sont parvenues à nous élever dans le respect absolu du savoir et de l’effort.
Qu’elles reposent toutes en paix, ma mère et toutes celles qui nous ont donné la vie, une éducation, un sens à nos trajectoires et aussi nos langues maternelles. Plus tard, celle qui fut trois fois mère, sera six fois grand-mère puis, à son immense joie, arrière-grand-mère, pour cinq ans seulement toutefois.
Voici un texte qui vous intéressera peut-être. Il a été écrit le 30 janvier 2019 et raconte quelques pages de nos histoires.
L’affaire avait fini par atterrir sur le bureau de l’ambassadeur de France ! C’est que le lycée Carnot n’avait pas de place pour moi et ma mère ne l’entendait pas de cette oreille.
Il fallait l’entendre râler, fulminer et jurer ses grands dieux que les fonctionnaires du 87, avenue de la Liberté ne décideraient pas de la scolarité de sa progéniture. A l’époque dont je vous parle, je venais de réussir mon examen de sixième et me trouvais à la croisée des chemins.
En ce temps, on passait deux examens distincts pour entrer au lycée. L’un vous ouvrait les portes des établissements du ministère de l’Education et l’autre celles des lycées français.
On disait alors « Mission et ministère » pour abréger et tout le monde comprenait de quoi il s’agissait. Ayant appris mes fondamentaux à l’école catholique des Maristes, dans les classes rigoureuses de mesdames Biolchini et Annabi, je pouvais prétendre rejoindre Sadiki ou Carnot grâce à une insolente moyenne de 17,60.
C’eût été en tout état de cause les bancs du collège Alaoui qui m’attendaient puisque cet établissement était tout proche de notre quartier de Bab Djedid. Mais ma mère avait décidé que ce serait Carnot et cela, les « fonctionnaires français » ne voulaient pas en entendre parler.
Commença alors un long siège, un harcèlement de chaque instant et un authentique et intense travail de lobbying. Car ma mère aurait pu être de ces « influenceurs » qui, aujourd’hui, font basculer les opinions et promouvoir les nouvelles idées.
Bille en tête, les opérations débutèrent tout de même à l’amiable auprès de l’administration compétente. Comme les résultats se faisaient attendre et que nous avions un parent qui travaillait à l’ambassade de France, l’ambassadeur fut approché.
Et de fil en aiguille, Son Excellence organisa un rendez-vous avec le Conseiller pédagogique et culturel de l’ambassade. Il se nommait Paolilo et nous reçut dans son bureau, moi comme un singe savant qu’on exhibait et ma mère comme une médiatrice sûre de ses droits et de ceux de tous les Gavroches de Bab Djedid.
C’est qu’en ce temps, chaque enfant scolarisé se devait de représenter sa famille, son clan, son quartier voire le village natal de ses ancêtres. Il s’en est fallu de peu que je me retrouve à réciter les Fables de La Fontaine ou mes tables de multiplication dans ce bureau haut perché, pour faire pencher la balance en notre faveur.
Heureusement, monsieur Paolilo eut l’élégance de juger sur dossier car nous avions aussi débarqué avec une boîte d’archives qui contenait tous mes carnets et tableaux d’honneur. Sait-on jamais ce que pourrait exiger un fonctionnaire ! In extremis, la décision fut prise et je pouvais rejoindre Carnot.
J’y suis de fait arrivé en compagnie de ma mère, deux jours après la rentrée des classes. Un bref passage par les bureaux puis je me suis retrouvé en salle 23 avec les élèves de la sixième trois. Mission accomplie pour ma mère qui avait déployé tous ses talents de diplomate, alternant sourires convenus, ruses de bon aloi et colères feintes.
Cette bataille pour Carnot trouvait son socle dans la grande admiration que ma mère a eu pour la France et la langue française. Après ses études à « Bent El Fakhri », elle avait continué à lire le français et aussi poussé ses enfants dans cette direction. Dans le quartier où nous vivions, ses amies étaient autant Tunisiennes que Françaises ou Italiennes.
En ce temps, tout le monde vivait en bonne intelligence et, l’éducation des enfants passait devant toute autre considération. Quitte à forcer les portes pour cette bonne cause ! Ma mère n’a jamais changé d’attitude et jusqu’à sa disparition, le 30 janvier 2018, elle rêvait que ses enfants gardent vivante cette étincelle francophile qui ne nous a jamais détourné de notre identité profonde.
De fait, ma mère pensait cette francophilie en tant qu’enrichissement, ouverture, volontarisme. Loin de nous, cette dimension d’aliénation par la langue de Voltaire qui reste encore l’apanage d’esprits chagrins, taraudés par les dénis et le complexe de l’enfermement.
Venons en maintenant à mon propos et à cette photo qui illustre ce billet et vous a peut-être intrigués. Le jour de l’enterrement de ma mère, le président Macron était en visite officielle en Tunisie et s’était rendu au Mausolée du Sedjoumi pour y saluer la mémoire des martyrs.
Pour cette raison, tous les abords du cimetière du Djellaz étaient pavoisés d’étendards tunisiens et de drapeaux tricolores. J’en ai encore les larmes aux yeux de repenser à cette haie virtuelle qui accueillait ma mère allant vers sa dernière demeure. Signe du destin ou voies impénétrables du hasard objectif, ce sont ces drapeaux qui ont surgi sur le chemin de notre cortège funèbre.
A l’instant même, j’avais repensé à toutes nos équipées de cette bataille de Carnot dont je viens de vous entretenir. Et en mon for intérieur, je me disais que tout cela ressemblait à un incroyable clin d’oeil complice à une Tunisienne au coeur-hexagone.
Ma mère ne l’a jamais su, le soir même, j’étais invité chez l’ambassadeur de France qui plus est pour y rencontrer le président de la République française. Etant donné les circonstances, je n’ai pu honorer cette invitation. Mais, à eux seuls, ces drapeaux bleu, blanc, rouge qui flottaient aux portes du Djellaz ne valaient-ils pas leur pesant d’or, d’honneur et de symboles ?
Un an après, ces derniers instants, ces moments suspendus qui précédent une inhumation, restent vivaces, inoubliables. Bien sûr, ils ouvrent l’esprit sur des milliers de souvenirs, les méandres d’une vie, des photographies fanées et des gestes du quotidien.
Au lieu de ces drapeaux tricolores, j’aurais pu évoquer la parfumerie Kolsi où ma mère m’envoyait acheter de l’eau de lavande, la Maison Modèle où nos pas nous menaient à la veille des rentrées scolaires ou encore les taxis bébé et les trolley bus que nous prenions parfois.
Ma mère, c’est aussi les galeries Simon, Baranès, Baby ou encore la librairie Clairefontaine, les feuilletés au chocolat de la Parisienne et tant d’autres madeleines. Tout cela restera bien vivant dans ma mémoire.
Tout comme cet alignement de drapeaux qui, apparurent subrepticement et dont l’image m’habite depuis, jusqu’à se confondre avec le testament d’une mère à son fils.