Face à l’accélération mondiale du développement de l’intelligence artificielle et à ses implications croissantes sur l’économie, la gouvernance et les services publics, plusieurs voix s’élèvent en Tunisie pour appeler à une vision plus structurée et ambitieuse. Dans ce contexte, l’ingénieur Mustapha Stambouli adresse une lettre ouverte au Président de la République afin de plaider pour la création d’un ministère spécifiquement dédié à l’Intelligence Artificielle. Cette proposition vise à positionner la Tunisie dans la compétition technologique internationale tout en assurant un encadrement éthique, stratégique et efficace des usages de l’IA. Voici la lettre dans son intégralité :
Tribune | Par Mustapha STAMBOULI, ingénieur ENIT/EPFL à la retraite et ancien expert auprès des agences des Nations Unies
Lettre ouverte au Président de la République
Monsieur le Président,
Face à l’essor rapide de l’intelligence artificielle (IA) et à son impact considérable sur les différents secteurs de la société, il est impératif de prendre des mesures concrètes pour orienter son développement en Tunisie. Nous proposons ainsi la création d’un ministère exclusivement dédié à l’Intelligence Artificielle, tout en maintenant le ministère des Technologies, chargé de la transformation numérique et de la supervision des entreprises publiques opérant dans le secteur technologique.
Pourquoi cette proposition est-elle nécessaire ?
- Coordination stratĂ©gique et cohĂ©rence des politiques publiques : La crĂ©ation d’un ministère dĂ©diĂ© permettrait de centraliser les politiques publiques liĂ©es Ă l’IA et de garantir une articulation fluide des axes d’innovation, d’éducation, de santĂ©, de sĂ©curitĂ© et de protection sociale, en Ă©vitant les duplications et les frictions entre diffĂ©rents ministères.
- Leadership national sur l’innovation : Placer l’IA au cœur des politiques publiques soutiendrait la compétitivité économique du pays, stimulerait l’investissement privé, favoriserait la formation de talents locaux et encouragerait une adoption responsable des technologies émergentes.
- Régulation éthique et responsabilité sociale : Un cadre réglementaire clair et stable est indispensable pour protéger les droits fondamentaux des citoyens, tels que la vie privée, la transparence et la sécurité, tout en régulant les usages potentiellement néfastes de l’IA (biais algorithmiques, surveillance excessive, automatisation destructrice).
Exemples et leçons tirées de l’expérience internationale
- Royaume-Uni – Centre national de l’IA et cadre éthique : Le Royaume-Uni a mis en place des initiatives publiques coordonnées par des organismes dédiés qui intègrent recherche, réglementation, données et compétences numériques, avec une attention particulière portée sur l’éthique et la transparence. Cette expérience montre l’efficacité d’une structure ministérielle dédiée pour coordonner les actions publiques et faciliter la coopération entre secteurs public et privé.
- Canada – Stratégie nationale et conseil fédéral sur l’IA : Le Canada a adopté une approche holistique combinant recherche, éducation et cadre réglementaire, tout en protégeant les données personnelles et en garantissant l’équité dans l’accès à l’innovation. Cette approche fédérale nécessitant une coordination précise illustre l’importance d’un ministère central pour éviter les zones grises.
- Chine – Plan d’intégration et supervision sectorielle : L’État chinois a déployé un cadre global pour l’IA, couvrant la production, le déploiement industriel et la sécurité nationale. Cette expérience met en évidence la nécessité d’un cadre fort pour encadrer les applications de l’IA tout en veillant à la souveraineté numérique et à la sécurité.
- États-Unis – Coordination interagences et initiatives public-privé : Bien que les États-Unis ne disposent pas d’un ministère unique pour l’IA, les initiatives fédérales et les partenariats public-privé témoignent de l’efficacité d’une coordination centrale, notamment sur les enjeux de l’éthique, de la sécurité et de la protection des données.
- Union européenne – Réglementation et gouvernance : L’UE s’attelle à établir des cadres harmonisés sur l’IA et les données, avec des exigences de transparence et de traçabilité des modèles. Une coordination renforcée entre l’échelle nationale et européenne permettra d’optimiser les bénéfices de l’IA tout en protégeant les droits des citoyens.
Qu’apporterait concrètement un ministère dédié à l’IA et à la numérisation ?
- Stratégie nationale et feuille de route des investissements : La définition d’objectifs clairs et mesurables en matière de formation, de recherche, d’infrastructures et d’adoption numérique permettrait de guider efficacement les investissements publics et privés tout en maximisant leur impact.
- Cadre réglementaire clair et évolutif : Le ministère proposerait des règles précises concernant la protection des données, la transparence des algorithmes et la responsabilité des prestataires, tout en intégrant des mécanismes d’évaluation d’impact social et environnemental.
- Excellence en recherche et formation : Le financement de laboratoires pluridisciplinaires et des programmes de formation continue pour les travailleurs permettront d’accompagner l’émergence d’une innovation utile et éthique. Des partenariats solides entre les universités, l’industrie et les pouvoirs publics seraient essentiels pour accélérer cette dynamique.
- Gouvernance et éthique opérationnalisée : L’instauration de comités d’éthique dédiés à l’IA, d’audits d’algorithmes et de mécanismes de reddition de comptes garantirait une supervision rigoureuse des technologies utilisées dans les services publics et dans les secteurs sensibles.
• Inclusion numérique et équité sociale : Des programmes ciblés pour réduire la fracture numérique et améliorer l’accès à l’IA, notamment pour les petites et moyennes entreprises et les régions moins connectées, permettraient de garantir une inclusion numérique plus large.
- Sécurité, résilience et souveraineté : Le ministère mettrait en place une stratégie de cybersécurité et de gestion de la chaîne d’approvisionnement en données et en composants critiques, assurant la résilience du pays face aux risques technologiques.
L’IA au service de l’Administration fiscale
Par ailleurs, l’Intelligence Artificielle pourrait jouer un rĂ´le clĂ© dans l’optimisation des services fiscaux. Grâce Ă des algorithmes avancĂ©s, l’IA permettrait d’amĂ©liorer l’efficacitĂ© de la collecte des impĂ´ts, en identifiant plus rapidement les fraudes et en simplifiant les dĂ©marches administratives.
En automatisant certaines tâches, l’IA pourrait allĂ©ger les charges des citoyens tout en garantissant une plus grande Ă©quitĂ© dans la rĂ©partition des ressources. Cela contribuerait Ă une collecte de fonds plus juste et transparente, soutenant ainsi les efforts de l’État pour financer des politiques publiques au service du bien-ĂŞtre de tous.
Axes d’action prioritaires
- DĂ©veloppement de compĂ©tences et reconversion professionnelle : Des cursus adaptĂ©s dès le secondaire et des programmes de reconversion pour les mĂ©tiers impactĂ©s par l’automatisation permettront de prĂ©parer la main-d’Ĺ“uvre aux dĂ©fis futurs.
- Gouvernance des données et infrastructure : La mise en place de cadres d’accès et de normes sur l’interopérabilité et la qualité des données facilitera la recherche et l’innovation.
- Transitions industrielles responsables : Des aides à l’adoption de l’IA dans les PME et les secteurs stratégiques (santé, énergie, agriculture) permettront d’assurer une transformation numérique durable et inclusive.
- Santé et bien-être : L’IA pourrait être utilisée pour améliorer le diagnostic médical, la gestion des soins et l’efficacité des systèmes de santé, tout en garantissant la protection des données sensibles.
- Services publics améliorés : L’IA permettrait de moderniser les administrations publiques, de simplifier les démarches administratives et de rendre les services plus accessibles et plus efficaces.
Monsieur le Président, la création d’un ministère dédié à l’Intelligence Artificielle serait un levier stratégique pour positionner la Tunisie à la pointe de l’innovation tout en assurant une gestion responsable des enjeux technologiques. Cette initiative permettrait de renforcer la cohérence des politiques publiques, de préparer notre pays aux mutations économiques et sociales à venir et de garantir un avenir numérique inclusif et équitable
Il est temps de prendre les devants pour bâtir un avenir numérique prospère, sécurisé et durable.
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