Accueilli par un standing ovation lors de sa projection en compétition dans la section Un certain Regard lors de la 75ème édition du festival de Cannes, le film tunisien Harka est un véritable coup de poing, une œuvre bouleversante et engagée qui met en lumière les difficultés rencontrées par une jeunesse en quête d’un avenir meilleur, en Tunisie. À travers le personnage d’Ali, Lotfy Nathan le réalisateur, nous transporte dans une réalité quotidienne faite d’injustices, de frustrations et de colère, qui peine à trouver un exutoire.
Le film prend place dans la ville de Sidi Bouzid, lieu emblématique de la révolution tunisienne de 2010, et de la fameuse immolation de Mohamed Bouazizi, qui a profondément marqué les esprits. Le réalisateur s’inspire librement de cette histoire pour donner vie à son personnage principal, Ali, un jeune homme qui vend de l’essence de contrebande pour subvenir aux besoins de sa famille, après le décès de son père.
Harka est porté par la performance exceptionnelle du jeune acteur Adam Bessa, qui incarne avec justesse et sensibilité la colère et la frustration d’un jeune homme qui se retrouve soudain confronté à des responsabilités qui le dépassent. On ressent toute la douleur et la rage qu’il éprouve face à une société qui ne lui donne aucune chance de s’en sortir, et qui semble vouloir l’étouffer, et ne lui laisser qu’une seule solution : la Harka. Mais quelle Harka ?!*
Le film aborde avec beaucoup de justesse les problèmes sociaux et économiques qui minent la Tunisie, dix ans après la révolution. Il montre la difficulté pour les jeunes tunisiens de trouver un emploi, de se loger décemment, et de subvenir aux besoins de leur famille. Les institutions semblent totalement impuissantes face à ces problèmes, et Ali se retrouve sans cesse confronté à des murs de bureaucratie, qui lui refusent toute aide.
Bien que l’histoire soit banale et que le thème ait été maintes fois abordé dans les films et feuilletons tunisiens, la simplicité de la narration émeut dans cette œuvre. Ce qui distingue cette production des autres, c’est la sobriété avec laquelle elle est racontée.
En outre, le personnage d’Ali est également différent des personnages typiques que l’on rencontre dans les films réalisés par des Tunisiens. Il est un jeune homme intègre et responsable qui a tout essayé pour réussir, mais s’est heurté à un mur d’incompétence et d’incompréhension. Il est également touchant à plus d’un titre. Il est sain et n’a jamais cédé à la délinquance, à la drogue ou au vol, malgré les difficultés qu’il a rencontrées. Il a essayé de gagner sa vie honnêtement, dans un pays où l’Etat n’offre aucune aide, ni emploi, ni conseil, ni assistance d’aucune sorte. Au contraire même, Ali est victime du racket d’un policier qui agissait en toute impunité, sous les yeux de tous.
En dépit de toutes ces difficultés, Ali est resté généreux et responsable envers ses sœurs. Il aurait pu les abandonner et partir, mais il ne l’a pas fait. Au lieu de cela, il les a envoyées chez leur grand frère, en leur offrant toutes ses économies. Voilà ce qui fait la beauté de cette œuvre : un personnage humble et courageux qui reste droit dans ses bottes face aux épreuves de la vie.
Lors de la présentation du film, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, a demandé si le film était vraiment tunisien, étant donné que le réalisateur est Américain d’origine égyptienne.
En réalité, Lotfy Nathan bien que n’étant pas Tunisien, avait passé suffisamment de temps dans le pays pour assimiler sa culture et ses coutumes, ce qui lui a permis de réaliser un film réaliste et juste. Pour préparer son film, il a visité la Tunisie plusieurs fois. En 2015, il avait même vécu quelques temps à Sidi Bouzid, et s’y était fait plusieurs amis. Ce séjour a été l’occasion de s’imprégner de la ville, de ses habitants et de sa mémoire collective. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis d’adopter un ton si « juste » et si réaliste dans son film et de pouvoir aussi bien diriger son équipe. Peut-être est-ce dû à son expérience de réalisateur de documentaires ? Il s’était d’ailleurs tellement imprégné de Sidi Bouzid que c’est lui-même qui avait donné les directives pour les costumes et maquillages pour que les personnages soient conformes aux habitants de sidi Bouzid. Le résultat a d’ailleurs été si réaliste que les personnages étaient identiques aux vrais habitants.
Le ton était si authentique, que le critique égyptien Tarek Elshinnawi a déclaré que Harka est le plus beau film qu’il ait vu à Cannes 2022 en deux jours.
Il est regrettable que pour un tel film tunisien en compétition, il n’y avait aucun représentant de la Tunisie dans la salle. Personne, même pas un représentant du CNCI. Il n’y avait non plus aucun professionnel du cinéma tunisien. Le coproducteur tunisien du film ayant eu un empêchement et n’ayant pas pu faire le déplacement à Cannes.
Neïla Driss
*La Harka en dialecte tunisien a deux sens : l’immolation par le feu, ou l’immigration clandestine. Les deux sens sont valables dans ce film.