Washington- Indignation, j’Ă©cris ton nom. Sur les murs de la Kasbah de Tunis, ceux de la Puerta del Sol Ă Madrid ou ceux de Lafayette Square Ă Washington.
Après la rĂ©signation, un peu partout, les peuples se rĂ©veillent Ă l’indignation et sont en train de rĂ©inventer la politique, interroger le capitalisme et se rĂ©approprier la vie…
J’ai quittĂ© Tunis très tĂ´t ce matin. Une longue journĂ©e m’attend pour rejoindre Washington puis Philadelphie ou je dois donner des confĂ©rences sur le processus dĂ©mocratique en Tunisie. Hasard du calendrier, le 7 novembre, je dois parler de ce thème devant les Ă©tudiants de l’Universite Johns Hopkins puis le 10 novembre devant ceux de la Maison internationale de Philadelphie. Ensuite, je compte prolonger mon sĂ©jour pour retrouver des villes que j’aime: Baltimore, New-York, Chicago et d’autres encore…
Avec l’Ă©quipe de Webdo, nous avions parlĂ© de la possibilitĂ© de tenir un blog autour de ce voyage. Puis l’idĂ©e de rĂ©aliser un reportage a vu le jour. De fait, il s’agit ici aussi bien d’un journal de bord que d’un reportage dans les règles de l’art. Ă€ mi-chemin du carnet de route, du journal extime et du travail purement journalistique, ces textes sont Ă la croisĂ©e de plusieurs genres et ne prĂ©tendent ĂŞtre que le reflet de voix et de visages rencontres durant ce sĂ©jour amĂ©ricain.
Je pense Ă tout cela en regardant des cartes gĂ©ographiques alors que l’avion survole les solitudes atlantiques. La tempĂ©rature extĂ©rieure est de – 62 degrĂ©s,l’altitude de 11.582 mètres. La distance qui reste Ă parcourir est de 4320 km…
Je suis depuis quelques heures Ă Washington et la ville est en Ă©bullition. Une dizaine de milliers de manifestants viennent de former une chaine humaine qui s’Ă©tire le long de la Quinzieme avenue. Nous sommes le 6 novembre et les activistes de la rĂ©gion protestent contre le projet d’un pipeline qui devrait relier le Canada au Texas. L’objectif des manifestants est de former une chaine humaine autour de la Maison Blanche.
Parmi eux, Ken Perez est un syndicaliste de la première heure. Il m’explique les enjeux du projet et ses rĂ©percussions nĂ©gatives sur l’environnement. Il revient aussi sur les rĂ©centes mobilisations sociales aux États-Unis. Bien sĂ»r, il commence par Ă©voquer les militants d’Occupy Wall Street. Ce mouvement ne d’une initiative new-yorkaise a eu un effet boule de neige et s’est dissĂ©minĂ© Ă travers le pays.
Aujourd’hui, plus de 500 villes amĂ©ricaines ont rejoint le mouvement avec des Ă©mules du Zuccoti Park de New-York dans des lieux aussi divers que Chicago, Philadelphie, Oakland, Boston ou Washington.
Continuant Ă Ă©voquer les mobilisations actuelles, Ken me parle ensuite de l’inauguration Ă Washington du Memorial Luther King qui a rĂ©uni des militants de tous horizons:syndicalistes, fĂ©ministe, Ă©cologiste et bien sur dĂ©fenseurs des droits civiques. S’exprimant au cours de l’inauguration populaire du mĂ©morial (elle a prĂ©cĂ©dĂ© l’inauguration officielle de 24h), le rĂ©vĂ©rend Al Sharpton avait invitĂ© Ă la vigilance. Celui qui est considĂ©rĂ© comme l’hĂ©ritier de Jesse Jackson a ainsi haranguĂ© la foule et honorĂ© la mĂ©moire de Luther King.
L’AmĂ©rique semble avoir retrouvĂ© l’Ă©nergie libertaire des annĂ©es soixante. On ressent devant les manifestants le souffle des grandes mobilisations de cette Ă©poque: le Womens Lib, les Anti-Vietnam et aussi la montĂ©e des mouvements Ă©cologistes et anti-consumĂ©ristes qui allaient tous contribuer Ă la naissance d’un capitalisme Ă visage humain.
OrganisĂ©e par le Tar Sands Action, la manifestation finit par arriver devant la Maison Blanche. Linda Capato, l’une des animatrices du mouvement, souligne qu’il s’agit de la première fois depuis les sixties qu’une chaine humaine se forme autour de la prĂ©sidence qui de fait se trouve enserrĂ©e par le cordon de manifestants. Pour Linda, »les manifestants voudraient donner une accolade au prĂ©sident et l’inviter Ă prendre la bonne dĂ©cision ».
L’atmosphère est bon enfant. Beaucoup de jeunes, quelques vieux routiers en contestation, des musiciens et des slogans dans le style « Hey Obama we dont want your pipeline drama » ou « Yes we can,stop the pipeline ». Dans la foule, un jeune homme interpelle l’avenir en adressant un message Ă©crit sur un panneau aux filles du prĂ©sident: »What would Sasha and Malia say ? »
L’enjeu de la manif est simple. Le Departement d’État amĂ©ricain doit dĂ©cider avant la fin de l’annĂ©e si le pipeline se fera ou pas. Évoquant les multiples dangers pour l’environnement,les manifestants essaient d’influencer la dĂ©cision des pouvoirs publics. Pour sa part, le camp d’en face reprĂ©sente par le projet TransCanada pèse les avantages du projet en affirmant qu’il induit la crĂ©ation de 20.000 emplois directs et indirects. Toutefois, les positions entre les deux camps semblent inconciliables. Et les pouvoirs publics auront du mal Ă trancher sans s’aliĂ©ner l’un ou l’autre des deux camps. De fait, des fuites laissent entendre que la rĂ©alisation du projet pourrait ĂŞtre reportĂ©e aux calendes grecques.
Peu Ă peu, les manifestants se dispersent. Les plus engagĂ©s, a peu près un millier d’entre eux,se joindront ensuite aux militants d’Occupy DC et traverseront le centre-ville dans un cortège impromptu qui dĂ©filera pendant plus d’une heure. Cette deuxième manif se dispersera ensuite. Les uns rentreront simplement chez eux et les autres retrouveront leur campement de Mac Pherson Square et Liberty Plaza.
Pour ce retour que j’effectue Ă Washington, je ne m’attendais pas Ă rencontrer une pareille mobilisation. Il faut dire que mes visites Ă la capitale des États-Unis ont souvent eu lieu lorsque d’imposantes manifestations s’y dĂ©roulaient. Je garde le souvenir inoubliable d’une manif de protestation contre la visite du Chah d’Iran en 1978. Les marches du Capitole avaient Ă©tĂ© occupĂ©es par des militants et la journĂ©e s’est achevĂ©e par une charge de la police montĂ©e en plein centre-ville. Ce jour-lĂ , ne parvenant pas Ă lire les banderoles, je me demandai si j’avais oubliĂ© mon arabe après une annĂ©e passĂ©e aux États-Unis. En fait, je me rendrai rapidement compte que les panneaux Ă©taient Ă©crits en persan!
L’atmosphère est plus calme aujourd’hui, mais la dĂ©termination des manifestations est tout aussi entière. Demain, j’irai Ă la rencontre des militants d’Occupy DC et des contestataires regroupĂ©s sous la bannière « We are the 99% ».
De Tunis Ă Washington, c’est comme si le mĂŞme air d’insoumission se dĂ©ployait. Avec un leitmotiv qui reprend la vieille rengaine de RenĂ© Char. Indignation, j’Ă©cris ton nom sur les murs du Caire, d’Athènes et de Tel-Aviv. Certaines voix parlent dĂ©jĂ d’un peuple mondial en lutte. Certaines autres prĂ©disent un rĂ©veil social dans une AmĂ©rique qu’on croyait morte Ă la contestation.
Ce qui est pour l’instant avĂ©rĂ©, c’est que le mouvement amĂ©ricain des « Occupy » nĂ© il y a presque deux mois sur un trottoir de Wall Street constitue une nouvelle avant-garde dans le choeur mondial des indignes. L’oeil pĂ©tillant, Ken me souffle que l’AmĂ©rique des annĂ©es trente avait connu d’irrĂ©sistibles mouvements de masses qui avaient menĂ© au New Deal. Qu’en sera-t-il demain? PrĂ©monitoire, exacerbant en tous cas les espoirs de ceux qui la portent, une banderole annonce la promesse indĂ©finie d’un soulèvement mondial Ă l’enseigne d’un retentissant: »Occupy Earth ».
