La Croisette vibre déjà. Alors que la 78ᵉ édition du Festival de Cannes s’ouvrira officiellement demain, mardi 13 mai 2025, la ville vit au rythme effervescent du plus célèbre des rendez-vous cinématographiques. Les affiches sont en place, les festivaliers et professionnels affluent, les palaces s’animent, les rues se remplissent de valises à roulettes et de badges fraîchement imprimés. Tout est prêt, ou presque, pour douze jours de célébration du 7ᵉ art. En ce lundi 12 mai, à la veille de cette grande ouverture, le délégué général Thierry Frémaux a donné une conférence de presse pour répondre aux nombreuses questions des journalistes, curieux d’en savoir plus sur les enjeux et les choix de cette nouvelle édition.
D’entrée de jeu, Thierry Frémaux salue la salle d’un « Bienvenue à tous », avant de répondre avec humour à une question sur la pression liée à l’organisation d’un tel événement. « Mon ami Kaurismäki m’a dit un jour qu’il n’y avait qu’une seule pression, celle de la bière ! » lance-t-il, sourire en coin, avant de rappeler que la réussite d’une édition ne se mesure qu’à son terme. « Celle de l’année dernière, je ne savais pas qu’elle serait extraordinaire avant qu’elle ne se termine. On ne peut le savoir qu’après. » Mais malgré l’ampleur de la tâche, il insiste sur l’esprit collectif : « Nous travaillons en équipe, dans le calme et la joie de faire ce métier. Ce qui nous anime, c’est une passion commune pour le cinéma et la transmission. »
Parmi les questions les plus récurrentes : le choix du film d’ouverture. Cette année, il s’agit d’un premier long-métrage, une comédie musicale réalisée par une femme, et d’une durée relativement courte. « On pourra aller dîner plus tôt ! » s’amuse Frémaux. Plus sérieusement, il explique que le critère obligatoire est la sortie du film dans les salles françaises, y compris une projection simultanée du film en salles le soir de la cérémonie. « C’est la règle. Un film comme Mission Impossible, par exemple, ne pouvait être choisi, car il n’était pas prêt à temps. » Il rappelle aussi que les films français sont souvent en tête des possibilités pour l’ouverture, tout simplement parce qu’ils peuvent décider plus facilement d’une date de sortie.
Interrogé sur la forte présence américaine cette année, Thierry Frémaux se montre enthousiaste : « La sélection américaine est très belle. Il y a deux premiers films et des cinéastes confirmés comme Spike Lee. Au moment où le cinéma américain traverse une période de doutes – entre autres à cause des grèves de scénaristes – Cannes accueille cette année un programme riche. » Il insiste également sur l’importance de continuer à inviter les studios : « Cette année, nous avons Paramount, Apple… »
Abordant les grandes préoccupations actuelles de l’industrie, notamment liées à l’intelligence artificielle, Frémaux adopte une position nuancée : « C’est à la fois intéressant et inquiétant. Son usage doit être contrôlé. Les scénaristes sont, par exemple, inquiets, même si certains disent l’utiliser. Au Japon, un roman entier a été écrit par IA et cela a été un argument de vente : le premier roman au monde écrit par IA. Cela dit, l’IA ne va pas inventer des choses subtiles, les sentiments, le parfum d’une fleur…»
Et d’ajouter, sur un ton plus grave : « Aujourd’hui, il ne s’agit plus seulement de protéger le droit d’auteur, mais aussi les droits des acteurs. » Il évoque une expérience troublante dans un atelier à Paris, où des participants ont été accueillis… par sa propre voix générée par IA. « Cela fait peur », reconnaît-il.
Le succès des films de Cannes à l’international, et notamment aux Oscars, est également abordé. Frémaux en souligne les causes multiples : la qualité des films, le travail des distributeurs comme Neon, qui avait fait un excellent travail sur Anatomie d’une chute, mais aussi la mobilisation de la presse, ou parfois les lauréats eux-mêmes. « C’est vous, la presse, qui parlez de ces films dans le monde entier. Je remercie aussi Sean Baker d’avoir rappelé, en recevant son Oscar, que tout avait commencé ici, à Cannes. » Depuis Parasite, la Palme d’or semble en effet trouver un écho grandissant auprès de l’Académie américaine, marquant un tournant dans la reconnaissance des films non anglophones.
Une intervention plus inattendue porte sur une récente déclaration de Brigitte Bardot, qui juge le festival rempli de « mauvais films et mauvais acteurs ». La réponse de Frémaux est à la fois cinglante et mesurée : « Brigitte Bardot a été extraordinaire dans un moment extraordinaire du cinéma, mais je ne pense pas qu’elle ait aujourd’hui la compétence pour juger, sauf comme spectatrice. Le cinéma n’est pas séparé de la nostalgie, mais on ne peut pas construire un discours uniquement sur les souvenirs. »
Un autre sujet sensible est ensuite abordé : le choix du festival de mettre en avant des artistes prenant des risques, à l’instar de Mohammad Rasoulof, le réalisateur iranien récompensé en 2024 pour Les graines du figuier sauvage. Thierry Frémaux répond : « Les cinéastes prennent des risques pour faire leurs films, ce n’est pas nouveau. Si on parle de l’Iran, du besoin de liberté des femmes par exemple, il est normal de voir des cinéastes iraniens s’emparer de ces sujets, comme les cinéastes argentins qui parlent des disparus en Argentine… Ce sont leurs histoires, ils les écrivent et les filment, au risque de beaucoup, de prison au moins. C’est difficile, ils doivent faire des choix. Mais nous sélectionnons ces œuvres uniquement si elles sont de grande qualité. Ce n’est pas une inclination politique, mais une inclination artistique. »
Dans ce même esprit, il rappelle que Cannes, fidèle à son engagement envers les cinéastes en lutte, accorde aussi cette année une place importante à l’Ukraine, avec une journée de solidarité et la projection de trois films.
Lorsque la presse interroge le délégué général sur les éventuels tarifs douaniers que Donald Trump souhaite imposer aux films étrangers, la réponse fuse : « On verra ça l’année prochaine. Je ne suis pas économiste et Trump dit une chose puis son contraire. » Puis, plus réfléchi : « Je pourrais dire à Trump que les USA sont le premier pays de cinéma au monde, avec le plus grand nombre de salles, les plateformes de streaming… Il y a un travail à faire. Les pays sont forts de leurs peuples, de la culture de leurs peuples… Laisser les films étrangers arriver aux USA va les aider dans leurs imaginaires, les aider dans la création… mais je ne pense pas que Trump soit sur ce plan. »
Sur un autre front souvent débattu, celui de la composition des jurys, régulièrement critiquée pour son manque de diversité de profils – souvent limités aux réalisateurs et aux acteurs –, Thierry Frémaux réagit : « Cette année, nous avons un écrivain, mais je vous entends. Pourquoi pas des critiques ? Oui, pourquoi pas ? » Un signe d’ouverture, même si les habitudes du festival sont bien ancrées.
La question des masterclasses, cette année exclusivement masculines, est également soulevée. Frémaux précise qu’une invitée était prévue mais a annulé à la dernière minute. Il enchaîne en mettant en avant les progrès accomplis : « Mais les quatre jurys de cette édition sont présidés par des femmes. Nous sommes attentifs à la parité. Vous remarquerez que cette année les quatre jurys sont présidés par des femmes, et nous sommes contents d’avoir eu deux années de suite deux présidentes du jury de la compétition. »
Sur le cas très sensible de Gérard Depardieu, alors qu’une décision de justice est attendue demain, Thierry Frémaux se montre sobre et prudent : « En citoyen, j’en prendrai connaissance et je ferai avec. S’il est condamné, est-ce qu’une fois qu’il aura purgé sa peine, il pourrait revenir ? On verra bien. C’est toujours au cas par cas que cela se décide. »
Enfin, concernant Netflix, la position reste inchangée : pas de compétition pour les films qui ne sortent pas en salles françaises. « C’est une règle obligatoire. Certaines plateformes acceptent cette règle et nous donnent leurs films, d’autres non. Elles veulent garder leurs films pour elles-mêmes. C’est donc à elles de décider. Elles peuvent venir hors compétition. Cela dit, je reconnais le travail de création que fait Netflix. »
Et pour finir, à la question souvent posée : pourquoi voit-on toujours les mêmes noms en compétition, notamment les frères Dardenne ? Frémaux relativise : « Si vous regardez les statistiques, le ‘toujours les mêmes’ a toujours existé : les Fellini, les Bergman… Et depuis quelques années, les Dardenne. Mais ils ne sont pas les seuls. Si vous regardez la sélection, vo « Si vous regardez les statistiques, le ‘toujours les mêmes’ a toujours existé : les Fellini, les Bergman… Et depuis quelques années, les Dardenne. Si vous regardez la sélection, vous remarquerez qu’il y a aussi des gens qui viennent pour la première fois. La majeure partie des cinéastes de cette année vient pour la première ou la deuxième fois. Celui qui est le plus venu si on regarde l’histoire du festival, c’est Ken Loach. Et il reviendra… Si nous prenons le cas de Julia Ducournau, après Titane, son nouveau film Alpha est très intéressant et il va susciter des débats, et nous voulons que ce débat se fasse ici, à Cannes. Nous sommes comme les éditeurs, nous avons des artistes que nous accompagnons. Les Dardenne font un cinéma social, mais dans un style particulier… Si on estime que ce cinéma est important, pourquoi ne pas l’accompagner ? ». Une manière élégante de rappeler que, si Cannes reste fidèle à certains grands noms, il ne cesse aussi de miser sur la découverte.
À la question de savoir si le Festival est prêt à s’ouvrir aux nouvelles innovations et aux nouveaux formats de cinéma — « Est-ce que le Festival pourrait envisager d’intégrer des formats nouveaux ? » — Thierry Frémaux a répondu : « Nous sommes à la deuxième édition de la compétition de cinéma immersif. Est-ce que c’est du cinéma ? L’art immersif, c’est autre chose… mais quoi ? Nous tentons l’expérience ! »
Cette réponse, à la fois interrogative et enthousiaste, illustre bien l’esprit d’ouverture prudent du Festival.
Ainsi s’achève une conférence dense, parfois sérieuse, souvent piquante, à l’image de celui qui la dirige. À la veille de l’ouverture, Cannes a déjà commencé. Et Thierry Frémaux, avec son franc-parler et sa passion intacte, donne le ton.
Bon festival à tous !
Neïla Driss