Le 13 mai 2025, les projecteurs du monde entier convergeront une fois de plus vers le Palais des Festivals, où le rideau s’ouvrira sur la 78e édition du Festival de Cannes. Et dès la cérémonie d’ouverture, un moment d’émotion est attendu : la remise de la Palme d’or d’honneur à Robert De Niro. Ce geste, solennel et symbolique, vient saluer une figure magistrale du 7ème art, un acteur dont la filmographie incarne à elle seule un demi-siècle de cinéma mondial, et une conscience artistique qui a traversé les époques, les genres, les frontières.
Un retour triomphal sur la Croisette
Quatorze ans après avoir présidé le jury cannois en 2011, Robert De Niro revient sur la Croisette, cette fois en tant qu’icône célébrée. À l’annonce de cette distinction, l’acteur a exprimé une émotion sincère :
« J’ai des sentiments très forts pour le Festival de Cannes. Surtout aujourd’hui, alors que tant de choses dans le monde nous séparent, Cannes nous rassemble : conteurs, cinéastes, admirateurs et amis. C’est comme si nous revenions à la maison. »
Ce mot de « maison » résonne profondément. Car pour Robert De Niro, Cannes n’a jamais été un simple festival. C’est un lieu d’enracinement, un territoire de cinéma où il a connu ses premiers triomphes internationaux, mais aussi des moments de risque, d’introspection, de révélations artistiques.
Cannes, miroir d’une carrière hors normes
La relation entre Robert De Niro et le Festival de Cannes est ancienne, passionnée, et riche d’étapes fondatrices. Dès 1976, il foule les marches du Palais en tant qu’interprète de deux films majeurs en Sélection officielle : 1900 de Bernardo Bertolucci, fresque politique grandiose, et surtout Taxi Driver de Martin Scorsese. Ce dernier décroche la Palme d’or dans un climat polémique, la violence du film ayant provoqué des huées lors des projections. Cette Palme, pourtant, restera l’une des plus emblématiques de l’histoire du Festival.
Dans Taxi Driver, De Niro incarne Travis Bickle, vétéran du Vietnam sombrant dans la paranoïa et la violence urbaine. Son regard halluciné, son corps qui se transforme, et la fameuse scène improvisée du miroir – « You talkin’ to me? » – sont devenus des repères culturels universels. De Niro ne joue pas ses rôles : il les habite, les absorbe, les transcende.
Au fil des décennies, il revient à Cannes pour défendre des œuvres souvent en rupture avec les codes hollywoodiens. En 1983, dans La Valse des pantins de Scorsese, il joue un fan obsessionnel, préfigurant notre ère médiatique. En 1984, Il était une fois en Amérique de Sergio Leone est projeté dans une version tronquée, incomprise à sa sortie mais aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre du cinéma de mémoire. En 1986, Mission de Roland Joffé, où il campe un ancien marchand d’esclaves en quête de rédemption, obtient la Palme d’or.
Une carrière gravée dans le marbre
Né en 1943 à New York, Robert De Niro est le fruit d’un environnement artistique. Ses parents, tous deux peintres, lui transmettent le goût de la création. Il commence sa carrière avec Brian De Palma, mais c’est sa rencontre avec Martin Scorsese qui va définir son parcours. Mean Streets (1973) marque le début d’un duo mythique. Leur collaboration donnera naissance à des œuvres majeures : Raging Bull (1980), Les Affranchis (1990), Casino (1995), Les Nerfs à vif (1991), The Irishman (2019) et Killers of the Flower Moon (2023).
Dans Le Parrain II (1974), De Niro reprend le rôle de Vito Corleone, incarné par Marlon Brando dans le premier opus. Pour ce rôle, il apprend le sicilien et adopte les gestes de Brando avec une précision chirurgicale. Résultat : un Oscar du meilleur second rôle, et une reconnaissance mondiale.
L’acteur-caméléon, entre transformation et vérité
Robert De Niro est réputé pour son engagement extrême. Il prend 30 kilos pour Raging Bull, conduit un taxi pour Taxi Driver, apprend le saxophone pour New York, New York. Il se couvre de faux tatouages dans Les Nerfs à vif, se perd dans la solitude de personnages marginaux, et interroge sa propre célébrité dans La Valse des pantins. Son jeu est une alchimie entre précision technique et immersion sensorielle.
Mais il n’a jamais voulu se figer dans un type de rôle. Dès les années 1990, il aborde la comédie avec un sens du burlesque inattendu : Mafia Blues (1999), Mon beau-père et moi (2000), Mon beau-père, mes parents et moi (2004)… Il joue souvent de son image d’homme dur pour mieux la déconstruire.
Un homme de cinéma, au sens large
Robert De Niro n’est pas qu’un acteur. Il est aussi producteur et réalisateur. En 1989, il fonde Tribeca Productions, puis crée en 2002 le Tribeca Film Festival pour revitaliser le sud de Manhattan après le 11 septembre. Il réalise Il était une fois le Bronx (1993) et Raisons d’État (2006), deux films qui explorent la mémoire, l’enfance, le pouvoir et ses ambiguïtés.
Engagé politiquement, il critique ouvertement Donald Trump, défend les droits civiques, soutient les artistes persécutés. Son engagement dépasse l’écran. Il fait du cinéma un outil de résistance.
Cannes 2025 : une reconnaissance, mais aussi une interpellation
La présence de Robert De Niro sur la scène du Grand Théâtre Lumière sera sans doute l’un des temps forts de Cannes 2025. Et le lendemain, une master class exceptionnelle, dans la salle Debussy, permettra aux festivaliers (du moins, ceux qui auront la chance de décrocher un billet !) d’entendre la voix d’un artiste libre, audacieux, parfois provocateur, mais toujours profondément cinéphile.
Mais cette Palme d’or d’honneur, si elle est méritée, invite aussi à un questionnement plus large. Depuis sa création officielle en 2002, cette distinction a été majoritairement remise à des hommes occidentaux, souvent américains. Pourquoi ?
Une distinction trop occidentalo-centrée ?
En y regardant de plus près, la liste des récipiendaires de la Palme d’or d’honneur ces deux dernières décennies reflète une vision du cinéma largement occidentale. De Woody Allen en 2002 à Clint Eastwood en 2009, de Bernardo Bertolucci en 2011 à Marco Bellocchio en 2021, les figures honorées appartiennent à un panthéon cinématographique centré sur les États-Unis et l’Europe de l’Ouest. Les années récentes n’échappent pas à cette logique : Jodie Foster en 2021, Forest Whitaker en 2022, Meryl Streep en 2024, et Robert De Niro en 2025. Seul le studio japonais Ghibli, également honoré en 2024, vient rompre brièvement cette hégémonie.
Sur quinze distinctions individuelles remises depuis 2002, douze sont des hommes et tous viennent des États-Unis ou d’Europe de l’Ouest . Aucune personnalité issue du cinéma indien, arabe, asiatique, africain ou sud-américain n’a été distinguée. Une absence qui questionne, surtout à l’heure où ces cinémas foisonnent de talents reconnus et d’œuvres majeures.
On peut faire la même remarque en ce qui concerne les Palmes d’honneur d’interprétation, décernées exclusivement à des acteurs français et une actrice américaine.
L’absence d’un Satyajit Ray, d’un Souleymane Cissé, d’une Shabana Azmi, d’un Aamir Khan, d’un Ahmed Zaki, d’un Omar Sharif, d’un Ousmane Sembène ou d’un Abbas Kiarostami dans ce palmarès interroge. Le cinéma mondial ne se limite pas à Hollywood et à l’Europe !
L’Inde, deuxième producteur mondial de films, n’a jamais vu l’un de ses grands acteurs ou réalisateurs distingué. Pas plus que le monde arabe, dont les cinémas d’Égypte, du Liban ou du Maghreb offrent pourtant des œuvres puissantes et saluées dans les festivals internationaux.
Vers un élargissement du regard ?
Cannes aime se présenter comme la vitrine du cinéma mondial. Il serait temps que cette ambition se reflète aussi dans ses distinctions honorifiques. La reconnaissance d’une figure emblématique comme Robert De Niro est incontestable. Mais elle peut – elle doit – cohabiter avec une volonté de diversité plus affirmée.
La Palme d’or d’honneur de demain pourrait devenir un geste d’ouverture, une invitation à célébrer d’autres visages, d’autres histoires, d’autres géographies du cinéma. Le monde est vaste, les talents innombrables.
Robert De Niro, et après ?
En honorant Robert De Niro, Cannes rend hommage à une carrière prodigieuse, à un acteur devenu mythe. Mais cette célébration n’empêche pas de poser une question essentielle : que dit cette récompense de notre vision du cinéma mondial ? Et comment l’élargir ?
Cannes, parce qu’il est un lieu de prestige et d’histoire, porte aussi une responsabilité : celle d’être à la hauteur du cinéma dans toutes ses formes, toutes ses langues, toutes ses cultures. À ce titre, la Palme d’or d’honneur pourrait devenir plus qu’un hommage : un manifeste de reconnaissance universelle.
Comme le dit Robert De Niro : « Cannes nous rassemble : conteurs, cinéastes, admirateurs et amis. » Encore faut-il que tous les conteurs du monde soient véritablement conviés à la fête.
Neïla Driss