Chronique de Hatem Bourial | Us et coutumes des pèlerins de la Ghriba

Chronique de Hatem Bourial | Us et coutumes des pèlerins de la Ghriba
Tunis-Hebdo
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C’est autour de 1920 que le pèlerinage de la Ghriba a été institué. Il se déroule depuis à l’occasion de la célébration de Lag Be Omer, une fête juive qui intervient 33 jours après Pessah. Les dates du pèlerinage coïncident aussi avec les célébrations de deux grands rabbins : Rebbi Meier et Rebbi Shamaoun. Dans la tradition de ce pèlerinage, les juifs venaient de tout le sud tunisien pour sacrifier à ce rituel. Les communautés de Gabès, Tataouine, Ben Gardane et Zarzis étaient ainsi en première ligne. Selon la tradition, l’endroit où s’élève la synagogue de la Ghriba était un lieu isolé où personne ne se rendait. Un jour, les habitants du village voisin de Hara Sghira y découvrirent une femme seule, vivant dans une cabane faite de branchages. La croyant magicienne, personne ne l’aborda ni ne lui demanda la raison de sa présence. Un soir, un incendie ravagea la hutte mais personne ne s’en approcha, craignant la magie de la mystérieuse étrangère. Réduite en cendres, la cabane recouvrait le corps intact de la femme morte mais épargnée par les flammes. C’est à ce moment que les villageois comprirent qu’il s’agissait d’une sainte et construisent une synagogue sur le site de la cabane brûlée. Selon la coutume, il s’agit de la plus ancienne synagogue d’Afrique. L’édifice aurait été agrandi dans les années 1860 alors que l’Oukala date des années 1950 et avait été construite pour recevoir les pèlerins. On donne des origines très lointaines à cette synagogue. Non seulement elle serait contemporaine de la destruction du Temple mais elle contiendrait aussi des pierres originales du temple détruit, incorporées dans l’édifice. Si rien ne permet de l’affirmer, les fidèles y croient et considèrent aussi que cette synagogue possède des Thoras parmi les plus anciennes au monde. Les origines mythiques de la synagogue et la ferveur qui entoure le pèlerinage laissent planer une aura mystérieuse au-dessus de la Ghriba. De plus, le fait que sept synagogues maghrébines portent ce nom (dont deux autres en Tunisie, à savoir au Kef et l’Ariana) ajoute encore plus de mystère à ce lieu vénéré et de ferveur au pèlerinage qu’il accueille.

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Le pèlerinage de la Ghriba est accompagné de nombreuses coutumes. Il existe ainsi un usage important qui est celui de la « seouda » qui se déroule dans la grande salle de la synagogue. Il s’agit d’un repas relativement frugal mais festif. Ce repas est précédé par une prière récitée par les rabbins de la synagogue. Les pèlerins se nourrissent ensuite de fruits secs accompagnés par de la boukha, l’eau de vie de figues qui est une spécialité juive tunisienne. Les verres de boukha sont offerts aux présents et ce qui reste au fond de chaque verre est ensuite reversé dans les bouteilles qui avaient été ouvertes. Les bouteilles sont alors refermées et les pèlerins pourront alors les ramener chez eux pour les déguster en famille. De même, on ramènera à la maison quelques fruits secs pour les partager avec ceux qui n’étaient pas présents. Il existe aussi un rituel qui a lieu à l’arrivée des pèlerins à la Ghriba. Après avoir traversé la première salle de l’édifice, les visiteurs pénètrent ensuite dans le sanctuaire proprement dit. Généralement, on va alors au fond de la synagogue où se trouve l’armoire de la Torah qu’on a coutume d’embrasser. Auparavant, on aura allumé des chandelles, formulé des vœux et donné une obole. Ce n’est qu’ensuite qu’intervient une coutume très suivie de nos jours encore. Les pèlerins se rapprochent d’une niche éclairée à la lumière des bougies. Cette niche se trouve sous l’armoire de la Torah et désigne l’emplacement où le corps de la mystérieuse « ghriba » (la légendaire inconnue fondatrice de la synagogue) aurait été retrouvé. Dans cette niche dérobée aux regards, les pèlerins ont coutume de déposer un ou plusieurs œufs crus sur lesquels ils écrivent le nom de jeunes filles à marier. Plus tard, à la fin des journées du pèlerinage, on reviendra pour retirer ces œufs qui auront, entre-temps, cuit à la chaleur des bougies et dans l’atmosphère confinée de la niche. Ensuite, on remettra à chacune des jeunes filles concernées, l’œuf qui porte son nom. Cet oeufs sera consommé par l’intéressée et le prince charmant finira par se faire connaître avant le prochain pèlerinage. Toujours suivie par les jeunes djerbiennes des deux haras, cette coutume est inséparable des nombreux usages qui accompagnent le pèlerinage religieux qui intervient entre les 14 et 18 Iyyar du calendrier hébraïque. Le plus emblématique de ces usages (et le plus suivi) est celui de la procession de la « menara », un terme qui signifie « lanterne » ou « candélabre ». Cette « menara » est gardée toute l’année dans la petite « oukala », le caravansérail qui se trouve en face de la synagogue. Elle est remisée là, dans l’attente des journées de ferveur. Traditionnellement, la « menara » est décorée puis amenée en procession jusqu’au village de Hara Sghira. A l’occasion de la procession, la menara est revêtue de dizaines de foulards qui la recouvrent en totalité. Pour ces soieries et aussi pour les petits globes d’argent qui surmontent la « menara », on procède alors à des enchères qui se déroulent dans une ambiance de fête, à l’intérieur de l’oukala. Sur fond de musique orientale et dans le retentissement des youyous, la joie est grande parmi les pèlerins. Ce n’est qu’après la vente de la dernière des soieries que la procession s’ébranlera, quittant le caravansérail pour le village de Hara Sghira. La coutume ancienne voulait que le fait de pouvoir porter la « menara » durant la procession soit également vendu aux enchères. Et comme les enchérisseurs sont généralement nombreux, les porteurs changeaient le long du chemin, au son de l’orchestre qui les précède. Arrivée à Hara Sghira, la procession visitait alors toutes les synagogues de la localité et s’y arrêtait pour des prières rituelles destinées au repos des morts et à la liesse des vivants. Ensuite, la procession rebroussera chemin en direction de la synagogue de la Ghriba qui se trouve à un kilomètre du village. C’est le temps fort du pèlerinage qui se déroule par ailleurs sur plusieurs jours. Poursuivrons la revue de ces rituels ancestraux en évoquant un chant connu comme étant celui de la Ghriba, un chant fort connu qui est repris en chœur. Intitulé « Chant de la Ghriba », cet hymne mérite d’être rappelé aussi bien dans sa version locale que dans une traduction en langue française. En voici le texte en judéo-arabe : « Ana jitek taleb ou ma  nirjaachi khayeb… Ouassitek ya Ghriba ou ouaritni laajeyeb... Ya Ghriba allik ennadi, balaghli kasdi ou mradi.. Kol aam njik men bledi ala rassi ou ayouni... Ya ness, ana Ghriba ou ouahdi zourouni, koll am rodbalkom tensouni... Ya Ghriba alik essalam, fokna mel dhlam, ahdina toul el am be schouh rebbi Shamaoun». Voici la traduction française de cet hymne : « Je viens à toi demander et ne repartirai pas déçu… Je t’ai fait un vœu ô Ghriba et tu m’as montré les merveilles. .. Je t’invoque, ô Ghriba, pour que tu exauces mes vœux et attentes… De mon pays je viens fervent tous les ans, sur ma tête et mes yeux… Bonnes gens, je suis Ghriba, rendez-moi visite une fois l’an et surtout ne m’oubliez pas.. Ghriba, je te salue, puisses-tu nous épargner les injustices, nous guider toute l’année par le saint truchement de Rebbi Shamaoun ». Tel est le chant de la Ghriba que reprennent pèlerins et fidèles djerbiens, enfants de Tunisie et de tous les pays.

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Le pèlerinage de la Ghriba se déroulera pour l’essentiel les 22 et 23 mai et devrait réunir près de 7000 visiteurs venant de plusieurs pays. Outre les rituels, un message de paix prendra la forme d’une rupture du jeûne interconfessionnelle. C’est ainsi le retour au faste pour ce pèlerinage juif qui était passé inaperçu de 2011 à 2013 et qui retrouve des couleurs depuis 2017. Dans deux jours, l’événement ne devrait pas passer inaperçu et mobilisera la presse internationale. En attendant, l’atmosphère est au recueillement pour les fidèles qui sont actuellement plongés dans la lecture du Zohar et des textes sacrés. Au-delà de cet événement qui aura lieu cette semaine, il existe plusieurs autres pèlerinages juifs qui continuent à se dérouler en Tunisie quoique avec une intensité moindre. Du nord au sud du pays, ces pèlerinages sont nombreux et prennent la forme de « hiloula » et « seouda », c’est-à-dire de visites rituelles à l’occasion de l’anniversaire d’un saint personnage de la tradition juive tunisienne. Les plus connus de ces pèlerinages ont lieu à Tunis pour la célébration du rabbin Haï Taieb dont la tombe se trouve au cimetière du Borgel. Cette commémoration a lieu en automne, le dix-neuvième jour du mois de Kislev dans le calendrier hébraïque. Un autre pèlerinage a lieu à Testour pour célébrer la mémoire de Rebbi Fradj Chaouat dont la sépulture se trouve dans cette ville du nord-ouest tunisien. Cette célébration intervient également en automne. A El Hamma de Gabès, c’est la mémoire du Rabbin Yossef El Maarabi qui est honorée chaque année au mois de décembre. Enfin, Nabeul accueille un pèlerinage dédié au rebin Yaacov Slama dont la tombe se trouve au cimetière juif de la ville. Il est d’ailleurs question d’entourer d’un faste particulier ce dernier pèlerinage au mois d’août prochain. Place maintenant au pèlerinage de la Ghriba de Djerba ! Le fait que cet événement se déroule en plein mois de Ramadan est en soi un message de paix. Puissent tous les vœux être exaucés !

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 20/05/2019




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