Chronique de Hatem Bourial - Du côté de la rue Zarkoun

Chronique de Hatem Bourial - Du côté de la rue Zarkoun
Tunis-Hebdo
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A elle seule, la rue Zarkoun est un extraordinaire condensé de la Tunisie plurielle. Reliant la rue des Maltais à souk el Grana, cette rue est riche de dizaines de lieux de vie et de mémoire. En l’arpentant, on peut en effet retrouver les traces les plus diverses. Elles vont du premier théâtre de Tunis à quelques synagogues oubliées. Traversant la mémoire des maisons closes d’hier et d’aujourd’hui, la rue Zarkoun, ce sont aussi d’anciennes résidences d’ambassadeurs étrangers, de consuls pour être plus précis. Tout le quartier respire l’histoire, fourmille de cette intelligence du temps qui passe. Nous sommes ici à quelques encablures de Bab Bhar, au cœur de l’ancien Quartier franc de Tunis. Ici l’on ne peut que songer au faste ancien de la rue de l’Ancienne Douane, de la rue El Karamed, de la rue des Glacières ou de la rue de la Verrerie. C’est dans ce quartier que s’est peu à peu structuré le Tunis européen du dix-septième siècle. De fait, la partie basse de la médina avait depuis longtemps connu une concentration des habitants européens de la ville. Protégés par les remparts, ils se trouvaient aussi à proximité de la Porte de la Mer par où toutes les marchandises débarquées parvenaient à la ville. La plupart des maisons consulaires s’installeront dans ce quartier lui donnant un cachet diplomatique attesté par la présence dans un mouchoir de plusieurs ambassades. Les plus anciens de ces édifices sont le Fondouk des Français, celui des Britanniques et celui des Néerlandais. Leurs origines remontent aux années 1660 et quoique altérés, les bâtiments subsistent encore et charrient leur lot d’histoire. Le Fondouk des Français est le plus imposant de ces monuments. Divisé en deux corps de logis, il accueillait d’une part le consul et d’autre part les commerçants. Aujourd’hui, en le visitant, on retrouve un pan entier de l’histoire de France en Tunisie car ce fondouk n’a été délaissé qu’en 1860 pour l’édifice qui abrite actuellement l’ambassade française. Le Fondouk des Anglais date de la même époque et jusqu’à une date relativement récente, il abritait encore la chancellerie de l’ambassade du Royaume-Uni en Tunisie. De même trouve-t-on dans les environs les anciens consulats d’Allemagne, des Pays-Bas, de Suède, du Danemark et de plusieurs autres nations. Tous ces lieux de mémoire ont changé de destination ou restent fermés voire murés. Il n’en reste pas moins qu’ils constituent une part essentielle, toujours vivante, du Tunis du milieu du dix-septième siècle. Il y aurait beaucoup à faire pour rendre à ce quartier sa dignité. En fait, aussi bien les maisons patriciennes que les édifices publics qui s’y trouvaient tombent en ruines dans l’indifférence générale et la probable connivence avec les promoteurs qui attendent au tournant. Quoi de plus simple que de raser cette première mémoire européenne de Tunis ? Nous avons d’ailleurs vu comment la hara de Tunis a été rayée de la carte et enterrée sous un projet immobilier censé faire revivre la Hafsia. Un jour ou l’autre, on invoquera l’insalubrité ou le délabrement et les marteaux-piqueurs entreront dans la danse. Ce jour-là, on effacera la mémoire de plusieurs siècles comme nous sommes d’ailleurs en train de le faire au centre-ville. En effet, de l’avenue de Carthage à la place Pasteur, que d’immeubles ont été rasés puis remplacés par de hideuses bâtisses simplement fonctionnelles et menaçant ruine dès le jour de leur inauguration. Ceux qui laissent faire se rendent coupables d’un véritable massacre et d’une amputation en bonne et due forme de notre mémoire moderne.

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Tunis est une ville plurielle. Notre capitale comprend d’abord deux villes siamoises : l’une est arabe et l’autre européenne. Ce que nous appelons médina est le versant historique de Tunis. Construite autour de la forteresse de la Kasbah et de la grande mosquée Zitouna, ce Tunis date de la fin du septième siècle et connaîtra beaucoup d’évolution. A un moment donné, cette médina s’articulait autour de plusieurs cités dans la cité. Ce fut le cas jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle lorsque la médina proprement dite comprenait une cité maltaise, une autre sicilienne, deux quartiers juifs distincts et le Quartier franc dont nous parlions plus haut. Si le cœur de la médina était la « houma » des beldias, les faubourgs de Bab Djedid et Bab Souika réunissaient en leur sein plusieurs « houmas » désignées par le nom d’une porte, un toponyme ou la mémoire d’un saint. On pourrait sur plusieurs pages énumérer les  « houmas » des faubourgs de Tunis. Dans le temps, on était de Sidi Mansour, El Bayara ou El Sabbaghine. On était d’El Hajjamine, El Morkadh ou Ras Edderb. On était d’El Hafir, Hammam Remmi ou Halfaouine. Partout, les petites communautés de quartier créaient des appartenances collectives alors que les habitants venaient d’un peu partout. Dans le quartier que j’habitais, entre Bab Djedid et Bab Menara, les voisins étaient de toute la Tunisie : de Djerba, Sfax, Nefta ou Hammamet, ils diluaient cette origine dans le «rbat » et la « houma » où ils vivaient. En un sens, les cités populaires puis l’habitat spontané ont bouleversé cette donne car ils accueillaient en général des gens qui venaient des mêmes régions et reproduisaient les logiques de leur région dans leur nouvel espace. La notion de Tunisois en a été altérée. En effet, tout en vivant à Tunis, on maintenait les solidarités anciennes. On ne s’assimilait plus à une ville, on ne faisait qu’y habiter. On ne rentrait pas dans un moule mais on se contentait de ce qu’on était. Cette donne est d’ailleurs valable aussi bien pour les catégories moyennes, pauvres ou aisées. Dans certains quartiers, on vit entre Sfaxiens ou entre Sahéliens comme d’autres lieux qui brassent les originaires du Centre-Ouest ou du Nord-Ouest. Le phénomène n’est pas nouveau. Il a ainsi concerné dans la médina et ses parages, les originaires de Douiret ou de Métouia, ceux d’El Hamma ou de Bizerte. Deuxième versant de la ville, les quartiers européens ont brassé bien des populations. Au-delà du fait humain et de la diversité des populations européennes, ce qui retient l’attention dans cette partie de la ville, c’est la diversité de son architecture et le fait qu’elle ait été conçue en damier, selon un modèle planifié. De plus, cette ville européenne accueille plusieurs lieux de culte. On y trouve deux synagogues dont l’une est fermée depuis des décennies. On y trouve plusieurs églises catholiques dont certaines sont désaffectées. Il y existe des temples protestant et anglican ainsi que des communautés orthodoxes grecque et russe. Enfin, depuis peu, on y trouve aussi des mosquées aussi bien au Belvédère qu’à Lafayette ou Bab Bhar et ses environs. Dans cette ville européenne, cette mémoire de l’architecture est à nulle autre pareille. On y trouve au moins quatre grandes séquences historiques. Le style qualifié d’Arabisance y a dominé durant les dernières décennies du dix-neuvième siècle. On trouve quelques témoins de cette ville comme la grande Poste ou quelques immeubles. A ce titre, l’ambassade de France est le plus ancien édifice de cette époque puisqu’il date de 1860. Au tournant du vingtième siècle, c’est l’Art nouveau qui a eu sa période de grâce. La ville a été recouverte par plusieurs édifices dont l’hôtel de ville et le Théâtre conçus par le fameux Jean-Emile Resplandy. C’est ce dernier – il fut architecte municipal – qui créa les principaux monuments de l’Art nouveau tunisois, du côté de la rue Om Kalthoum ou sur la rue Mbarek. Tunis a eu ensuite sa période Art Déco, avec de nombreux bâtiments qui se trouvent un peu partout. Jusqu’aux années 1940, la ville vivait à ce rythme et la présence d’architectes italiens ou français apportait des variations sur un thème bien ancré. Villas et immeubles pouvaient tout autant appartenir à un style éclectique ou mêler plusieurs influences, avec une touche de modernisme ou le recours au style Paquebot dont on trouve quelques exemples au Passage. Enfin, après-guerre, Tunis a connu une période dite de la Reconstruction. A cette époque, plusieurs édifices ont été construits en béton armé selon un style qui allait connaître un grand essor en France. De fait, Tunis a été un laboratoire pour ce style architectural dont l’un des exemples les plus connus n’est autre que l’édifice du ministère de l’Intérieur. Dès lors, détruire des immeubles ou des villas de ces quatre époques successives revient à amputer notre histoire. Faire disparaître ces édifices détruit aussi ce caractère de musée d’architecture à ciel ouvert qui caractérise Tunis. Nous y perdons beaucoup et c’est d’autant plus grave que les restaurations restent possibles. Nos deux villes siamoises subissent ainsi les mêmes assauts et résistent peu ou prou. Mais le génie des lieux résistera-t-il à ces vagues destructrices ?

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Revenons maintenant à la rue Zarkoun et sa légende. Dans cette rue, on trouve par exemple les dernières traces de la clinique ophtalmologique du docteur Guenod. On trouve aussi le tout premier local de la Dante Alighieri, la société culturelle italienne. Les gourmets se souviennent certainement de la gargotte de Mimi et Jeannot dont les casse-croûte avaient une saveur incomparable. Les bibliophiles se souviennent eux des dizaines de bouquinistes qui avaient leurs échoppes rue Zarkoun mais qui ont fermé les uns après les autres. A la fin des années soixante, la rue Zarkoun était aussi le lieu de prédilection de marchands de disques d’occasion. Dans cette même rue se trouvait au numéro 12, le consulat d’Allemagne et juste en face celui des Pays-Bas, le second en date, celui où ont longtemps résidé les Njissen. Un peu plus haut, on pouvait trouver le Théâtre Tapia qu’on nommait aussi le Théâtre Carthaginois. Fondé en 1842, ce théâtre a connu de riches heures et constitué l’attraction du milieu du dix-neuvième siècle. Longtemps, la rue Zarkoun était aussi réputée pour ses maisons closes. Le Sphinx était le plus connu de ces boxons et se trouve désormais à l’état de ruine. D’autres temples de Vénus se trouvaient au fond de la rue Sidi Abdallah Guèche. Et si les maisons closes à l’ancienne ont fermé, il reste aujourd’hui cet équivalent du Quartier rouge d’Amsterdam au milieu d’un dédale de ruelles. Plus loin dans cette rue, on entrait dans l’ancien quartier livournais. La dernière des synagogues livournaises n’a fermé qu’il y a quelques décennies. C’était celle de l’impasse du Masseur et il n’en subsiste plus qu’un terrain vague envahi par la végétation. De mène, la synagogue de l’impasse Hanachi a totalement disparu ainsi que les dernières traces des juifs Livournais. Il reste bien sûr le nom de souk el Grana même si les Livournais ne sont plus là depuis longtemps. Le terme « Grana » est le pluriel de « Gorni », habitant de Livourne. Selon les versions, le mot « Grana » renvoie à la couleur grenat, celle du pavillon livournais de l’époque ou encore au toponyme « Leghorn » qui, en anglais, désigne Livourne. De nos jours, ce souk accueille surtout des marchands de tissu et mène tout droit au souk Sidi Mahrez et à la zaouia du saint patron de Tunis. Comme quoi la rue Zarkoun mène à tout ! Il est vrai que depuis le dix-septième siècle, cette longue ruelle structure tout un quartier riche en histoire et dont les monuments restent peu connus voire oubliés. Reste à savoir le sens précis du terme « Zarkoun ». Est-ce un nom de personne, un diminutif, un nom de lieu ? La question reste ouverte …

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 10/12/2018




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