C’est une voix singulière du cinéma européen que le Festival de Cannes a choisie pour présider le jury de la Caméra d’or en 2025 : la réalisatrice et scénariste italienne Alice Rohrwacher succède au duo formé par Emmanuelle Béart et Baloji l’an dernier, pour récompenser le meilleur premier long métrage présenté dans l’une des trois grandes sections du Festival — la Sélection officielle, la Semaine de la Critique et la Quinzaine des Cinéastes.
Ce choix s’inscrit dans une continuité logique tant la cinéaste entretient une relation intime et féconde avec le Festival. Depuis plus d’une décennie, Cannes a accompagné la trajectoire d’Alice Rohrwacher, l’a révélée, célébrée, et désormais l’invite à porter son regard si précis et poétique sur les œuvres de la relève cinématographique. Ce regard, elle le posera lors de la cérémonie de clôture du samedi 24 mai, où elle remettra cette Caméra d’or si convoitée, qui, en 2024, avait couronné La Convocation du Norvégien Halfdan Ullmann Tøndel.
Dans une déclaration incluse au communiqué officiel, Alice Rohrwacher évoque avec émotion la force des débuts : « Les premières fois sont toujours importantes et nous accompagnent toute notre vie. Comme on entre dans une pièce inconnue, comme on s’approche de l’être aimé pour un premier baiser, comme on accoste sur un rivage étranger. Il y a quelque chose de doré qui entoure ces moments dans notre mémoire. Est-ce pour cela que le prix le plus prestigieux consacré aux premières œuvres s’appelle la Caméra d’or ? » Ces mots, où résonne une profonde sensibilité artistique, en disent long sur l’importance qu’elle accorde aux commencements — ces moments suspendus, si chers à son cinéma.
Son œuvre, justement, est elle-même traversée par cette thématique de l’éveil au monde. En 2011, Corpo Celeste, son premier long métrage, est sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs. Ce portrait d’une adolescente de 13 ans confrontée à la religion catholique et à l’hostilité sociale du sud de l’Italie séduit la critique par sa maturité de ton et l’intelligence de sa mise en scène. Il révèle aussi un style à part, ancré dans le réalisme mais constamment traversé par une lumière intérieure, une douceur de regard qui n’exclut ni l’ironie, ni la dureté.
En 2014, Alice Rohrwacher accède à la Compétition officielle avec Le meraviglie (Les Merveilles), œuvre largement autobiographique qui met en scène une famille d’apiculteurs vivant dans une ferme isolée, coupée du monde, jusqu’à l’irruption d’une émission de téléréalité. Ce film, à la fois intime et politique, remporte le Grand Prix du Jury. À travers lui, la cinéaste dessine déjà une ligne claire : s’intéresser aux marges, à l’enfance, à l’innocence, à la mémoire des lieux et des gestes ancestraux.
Cinq ans plus tard, Lazzaro felice (Heureux comme Lazzaro) est présenté à nouveau en Compétition. Ce conte moderne bouleverse par son récit hors du temps : un jeune homme candide, Lazzaro, découvre que lui et les siens ont été maintenus en état de servitude dans une exploitation rurale, même après l’abolition du servage. Le film bascule alors dans une seconde partie métaphorique, où le héros traverse le temps et la ville, sans jamais perdre sa pureté. Ce récit à la fois biblique et politique remporte le Prix du Scénario ex-aequo, consacrant l’écriture singulière d’Alice Rohrwacher.
En 2023, la cinéaste est à nouveau présente en Compétition avec La Chimère, interprété par Josh O’Connor, Carol Duarte et Isabella Rossellini. Le film, qui forme une trilogie avec ses deux longs précédents, interroge notre rapport au passé à travers l’histoire d’un archéologue impliqué dans le trafic d’antiquités étrusques. La Chimère se distingue par son ambition formelle, son mélange de dialectes et de langues, et sa structure fragmentée, comme hantée par les échos du passé. Alice Rohrwacher y poursuit sa réflexion sur la perte, la mémoire, et les blessures invisibles.
Mais l’œuvre de la réalisatrice ne se limite pas à ses longs métrages. Elle a également réalisé plusieurs courts et moyens métrages, investissant aussi bien le documentaire que la fiction. Dès 2006, elle co-signe Checosamanca, documentaire collectif sur la jeunesse italienne. En 2021, elle participe à Futura, un autre documentaire collectif codirigé avec Pietro Marcello et Francesco Munzi, qui donne la parole à des jeunes Italiens sur leurs espoirs et leurs craintes pour l’avenir.
Elle explore aussi des formes brèves singulières : Quattro Strade, court métrage tourné pendant le confinement en Super 16, est une chronique poétique de voisinage, tandis que Le Pupille, produit par Alfonso Cuarón et sélectionné à Cannes en 2022 avant d’être nommé à l’Oscar du meilleur court métrage, montre une fois de plus son intérêt pour l’enfance, la spiritualité et les règles absurdes imposées aux corps. Enfin, en 2024, elle coréalise avec l’artiste JR un nouveau court, Allégorie citadine, variation contemporaine et visuelle sur l’allégorie de la caverne de Platon.
Ce parcours montre à quel point Alice Rohrwacher a construit une œuvre cohérente, ancrée dans une vision du cinéma comme lieu de transmission et d’éveil, où le merveilleux et le réel cohabitent sans hiérarchie. Elle emprunte au néoréalisme de De Sica pour la tendresse envers ses personnages, au baroque de Fellini pour la liberté de ton, tout en affirmant une voix totalement personnelle, souvent portée par les paysages de l’Italie centrale, par la terre et ses mythes.
La voir présider le jury de la Caméra d’or, prix célébrant les débuts, les premières fois, est donc tout sauf un hasard. C’est au contraire un juste retour de cette fidélité construite film après film avec Cannes. La sélection d’un premier long métrage ne sera, pour elle, ni un simple exercice critique, ni une formalité honorifique : ce sera une forme de passation, de reconnaissance et de pari sur l’avenir. Car Alice Rohrwacher n’a cessé, depuis ses débuts, de capter cette lumière incertaine et précieuse des commencements, ce “quelque chose de doré” dont elle parle si justement dans le communiqué du Festival.
Neïla Driss