Ma première rencontre avec Ahmed Aloulou remonte à une vingtaine d’années. Bien sûr, je le connaissais de nom et sa réputation, bien établie, m’avait valu d’entendre souvent les éloges qui lui étaient faits par les gens les plus divers.
Dès nos premiers échanges, j’avais découvert un homme profondément enraciné dans ses responsabilités. Vigilant, l’œil exercé, toujours à la recherche d’une idée neuve ou d’une économie d’échelle, Ahmed Aloulou fut avant tout un homme de devoir.
Autrement, il avait plusieurs passions : la gastronomie, les voitures de collection, la convivialité heureuse et aussi l’amour de l’histoire. C’est sur ce point précis que nous avons très souvent échangé et, souvent, il m’arrivait de sortir mon carnet pour prendre des notes, alors que je l’écoutais.
Avec une mémoire d’éléphant et une précision qui laissait pantois ses interlocuteurs, Ahmed Aloulou pouvait comme nul autre, raconter Tunis, le football, les restaurants de la ville, les notables des années antérieures ou encore les films et pièces de théâtre à l’affiche dans les années cinquante.
Il fut un connaisseur qui, par le menu et dans le détail, vous racontait ce que beaucoup d’autres avaient oublié. Et, malgré les apparences, derrière les réactions bourrues du chef d’entreprise se cachait un esthète véritable, un mécène discret qui aimait les artistes, les grandes gueules et les aventuriers.
Assis autour de sa « stammtisch », avec ses amis les plus proches, il aimait s’installer au seuil de la salle à manger d’Almazar, loin des fumeurs et du vacarme de la brasserie. De là, il observait la vie, les querelles, les jeux de séduction, le rythme du service et tous ses invités d’un jour et de toujours.
Quant à moi, j’étais assis à la table d’à côté et, toujours, nous discutions avec nos voix qui éliminaient l’espace qui séparait les deux tables. La sienne, c’était la « stammtisch ». Je la désignais par ce mot allemand qui signifie la table-racine.
En Allemagne, beaucoup de restaurants ont une grande table qui est réservée aux habitués qui viennent s’y asseoir et sont toujours sûrs de trouver un siège et un couvert. Ahmed Aloulou avait adopté le même système et gardait une table ouverte où les gens arrivaient à toute heure et qui ne désemplissait jamais. Lui aussi venait s’y asseoir et honorait tout un chacun d’un mot de bienvenue ou d’une boutade complice.
Plus tôt, avant le coup de feu de midi, nous prenions le temps de discuter. Une année, nous avions établi une liste de tous les patronymes de familles juives que nous connaissions à Tunis. À une autre époque, nous parlions football ou évoquions les bars et restaurants du Tunis d’hier et d’aujourd’hui. À chaque fois, Ahmed Aloulou me surprenait par ses connaissances et, comme il devait avoir l’âge de mon père, une certaine magie opérait car il m’aidait à revivre ce que mon propre père avait vécu.
Cette chronique lui doit beaucoup et je l’y ai souvent cité. Ces conversations de table à table resteront un souvenir lumineux. J’en garde la mémoire du visage de Sid’Ahmed qui s’illuminait lorsqu’il retrouvait une date, le nom d’un lieu ou celui d’une personne. Je me souviens aussi du carrousel incessant de celles et ceux qui venaient le saluer car chez lui, les habitués étaient nombreux et tous considérés avec les égards d’un patron ferme et toujours chaleureux.
C’est ainsi que j’ai appris à connaître le Ahmed Aloulou dont je ne savais que le nom et qui devint un ami, un grand frère et une référence vers laquelle je revenais toujours avec la certitude de trouver une réponse à mes questions les plus pointues.
**********
Ahmed Aloulou dans la force de l’âge
Le nom d’Ahmed Aloulou s’est longtemps confondu avec celui de son enseigne-fétiche, le restaurant La Mamma, toujours imité et jamais égalé, selon la tradition tunisoise.
C’est au milieu des années soixante-dix que ce restaurant a ouvert ses portes avec le projet d’être la pizzeria la plus consensuelle de Tunis. Ahmed Aloulou veillait au grain, choisissait une décoration très pop et une carte devenue légendaire.
J’étais alors lycéen et les couleurs en rouge et blanc du restaurant attiraient les regards de tous les potaches. En ce temps, un piano mécanique trônait dans la salle à manger, le bar était déjà là et il fallait monter un escalier étriqué puis traverser un pont minuscule pour trouver le bar des liqueurs.
C’était le bon vieux temps de la Mamma quand le restaurant était encore plutôt étroit. Il faudra beaucoup de patience, de ruse et d’ingéniosité pour l’agrandir en grignotant sur l’immeuble derrière. Les fins de semaine, c’était soirée musicale et les autres jours, une salade italienne et une pizza suffisaient amplement pour les clients qui aiment toujours l’ambiance feutrée et un tantinet kitsch qui émane de ce lieu.
Je pourrais écrire une chronique entière à propos de la Mamma, ses équipes successives, son four à pizza au milieu de tout et les mille et un détails qui faisaient l’ambiance unique de ce qui fut l’un des rêves d’Ahmed Aloulou. Cet homme a passé une cinquantaine d’années à la rue de Marseille où il a vu tant de choses changer. Les étés, il mettait le cap sur Hammamet où une autre Mamma avait vu le jour.
Cet homme en a également inspiré beaucoup car il était de bon conseil. Tous les professionnels venaient le consulter et s’il n’a ouvert lui-même que quelques restaurants, il a accompagné les premiers pas de plusieurs d’entre eux à l’image, par exemple, du Régent d’Annie et Larbi Sghaier.
Ahmed Aloulou vécut ainsi, dans la proximité des brigades de restaurants et au rythme de la vie à Tunis. Une vie bien remplie pour un homme d’une générosité innée avec lequel j’ai eu tant de dénominateurs communs : la bonne chère, la petite histoire de Tunis, la nostalgie de notre diversité, le Club Africain et la conviction que l’art comptait au moins autant que la politique et le reste.
Du reste, durant plusieurs années où nous échangions nos impressions, jamais il ne fut question de politiciens même si mon interlocuteur était toujours très informé.
**********
Almazar
J’ai comme tous ses nombreux amis, appris avec tristesse, la disparition d’un repère important dans nos vies. J’étais alors en compagnie de mes collègues Salem Trabelsi et Chedly Belkhamsa et, en ce funeste vendredi, la rue de Marseille avait revêtu les couleurs du deuil. Tout le monde ne parlait que du décès d’Ahmed Aloulou.
Véritable icône de Tunis, il comptait d’innombrables amis dans tous les milieux et ce fut avec beaucoup d’émotion que le faire-part rédigé par son fils Ali a été lu par tout un chacun.
Une page se tournait, un homme des plus fédérateurs nous quittait et avec lui, le reflet de tant de tranches de vie et de toutes les voix et les visages de celles et ceux qui se sont attablés à la Mamma ou Al Mazar.
La postérité attend Ahmed Aloulou et devant le nombre d’hommages qui ont suivi sa disparition, on ne peut que mesurer l’amitié qui l’entoure et l’amour que tous lui portaient. Désormais, la « stammtisch » ne sera plus la même mais, assurément, l’ombre souriante de Sid’Ahmed continuera à régner dans tous ces lieux qu’il a créés, portés et partagés. Qu’il repose en paix dans la reconnaissance et le respect de toutes et tous.