Le silence après l’ovation
Il y a parfois des silences qui en disent long. Cet automne, à la Mostra de Venise, La voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania a bouleversé le public, recevant une ovation de près de vingt-quatre minutes, un record pour ce festival. Le film retrace l’histoire d’Hind, une fillette palestinienne tuée à Gaza en 2024, après avoir supplié en vain les secours de venir la sauver alors qu’elle était piégée dans une voiture sous les tirs israéliens. Mais à peine les applaudissements retombés, le silence d’Hollywood s’est imposé. Aucun grand distributeur américain n’a voulu acquérir le film, pourtant ayant comme producteurs exécutifs Brad Pitt, Joaquin Phoenix et Rooney Mara, et choisi par la Tunisie pour représenter le pays aux Oscars.
« Personne ne dit qu’il a peur », confie la réalisatrice. « Mais on sent la gêne. C’est comme si parler d’un enfant palestinien tué était devenu un sujet qu’il faut contourner. »
Des films sur la Palestine célébrés, mais sans marché
Son constat illustre une réalité plus large. Quatre films qui racontent la Palestine de 1936 à 2024 — All That’s Left of You de Cherien Dabis, Palestine 36 d’Annemarie Jacir, The Sea de Shai Carmeli-Pollak et La voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania — cherchent aujourd’hui à percer dans la course aux Oscars. Tous ont été acclamés dans les festivals internationaux, tous ont ému les spectateurs, tous ont récolté des prix, et aucun n’a réussi à franchir la barrière du marché américain.
Les distributeurs américains, interrogés anonymement, avancent des arguments de façade : plannings surchargés, budgets marketing insuffisants, ou craintes d’un public peu réceptif. Mais ces raisons ne tiennent pas face à l’évidence. Ce qui freine, ce n’est ni la langue ni la qualité des films : c’est leur sujet. Dans un Hollywood fragmenté, où chaque mot sur le Moyen-Orient devient explosif, la peur de se positionner a remplacé le courage artistique.
Des jurys courageux face à l’autocensure des distributeurs
Pourtant, sur la scène internationale, les jurys des grands festivals ont, eux, tranché selon le seul critère du cinéma. La voix de Hind Rajab de Kaouther Ben Hania a remporté neuf prix à Venise, dont le Lion d’Argent, ainsi que d’autres distinctions à San Sebastian, Chicago, Gand et Hamptons. All That’s Left of You de Cherien Dabis a été récompensé à San Francisco, Shanghai, Sydney et Hamptons, tandis que The Sea de Shai Carmeli-Pollak a reçu deux prix au festival de Jérusalem. Ces films, célébrés partout où ils ont été projetés, rappellent que la reconnaissance critique et artistique n’est pas en cause : ce qui coince, c’est l’accès au marché américain.
Les ovations et récompenses obtenues témoignent que, là où le courage artistique persiste, le public et les jurys savent reconnaître et récompenser le talent.
La question se pose désormais : que feront les électeurs des grandes compétitions comme les Golden Globes ou les Oscars ? Voteront-ils pour ces films et leur décerneront-ils, eux aussi, les prix qu’ils méritent ? Ou céderont-ils, à leur tour, à la frilosité ambiante qui réduit la Palestine au silence ?
Le climat de peur à Hollywood
Depuis deux ans, le conflit à Gaza a provoqué une fissure profonde dans l’industrie. D’un côté, plus de 5 000 professionnels ont signé un appel au boycott des institutions israéliennes ; de l’autre, les grands studios — Paramount, Warner Bros. — ont publiquement condamné cette initiative, préférant afficher leur neutralité. Entre les deux, une majorité silencieuse se tait, craignant de compromettre sa carrière ou son image. Javier Bardem, portant un keffieh aux Emmy Awards, a dénoncé la guerre, pendant qu’Amy Schumer, sur Instagram, plaidait pour les otages israéliens. Chaque geste devient un signal politique.
Dans ce climat hyperpolarisé, les distributeurs se trouvent en première ligne : acheter un film sur la Palestine, c’est risquer une campagne de dénigrement en ligne, voire des menaces de boycott. À Hollywood, tout est image — et tout se calcule. Les films deviennent des dossiers sensibles, des « projets à évaluer plus tard », comme si leur existence même posait problème.
Le public, lui, ne fuit pas
Et pourtant, le public, lui, ne fuit pas. L’an dernier, le documentaire No Other Land de Yuval Abraham, Basel Adra et Hamdan Ballal (Oscar 2025 du meilleur documentaire), qui racontait la vie d’une communauté palestinienne en Cisjordanie occupée, n’avait trouvé aucun distributeur. Ses producteurs ont décidé de le sortir eux-mêmes en salles américaines : il a rapporté 2,5 millions de dollars, devenant l’un des documentaires les plus vus de l’année. Mieux encore, les réalisateurs ont refusé une offre d’une grande plateforme, par souci d’éthique, refusant d’associer leur œuvre à des capitaux liés à l’industrie militaire israélienne.
Les initiatives indépendantes comme dernier refuge
Ces initiatives indépendantes sont devenues le dernier refuge d’un cinéma que les grands circuits jugent « trop risqué ». En 2024, les frères palestino-américains Hamza et Badi Ali ont fondé Watermelon Pictures, une société de distribution installée à Chicago, destinée à offrir une vitrine aux films arabes et palestiniens rejetés par les studios. Avec la mannequin Alana Hadid comme directrice artistique, ils ont déjà pris sous leur aile All That’s Left of You et Palestine 36. Les deux films ont reçu des ovations, des critiques élogieuses, et pourtant, aucune offre venue de Los Angeles.
« Dès qu’on parle de Palestine, la conversation se bloque », explique Hamza Ali. « On nous écoute poliment, puis on nous renvoie vers des supérieurs hiérarchiques. Rien n’avance. »
Le pouvoir du récit
Derrière cette frilosité se cache une vérité dérangeante : dans l’industrie du cinéma comme ailleurs, le pouvoir de raconter dépend de qui détient le micro. Aujourd’hui plus que jamais, le narratif est central. Contrôler le récit, c’est orienter l’empathie, fixer les symboles, dessiner la mémoire collective. Empêcher une histoire palestinienne de circuler, c’est aussi empêcher l’existence d’une perspective plurielle dans l’espace public.
Les cinéastes palestiniens et arabes ne demandent pas la complaisance ; ils réclament la possibilité d’être entendus. Chaque film est une voix, une mémoire, une humanité. Dans un monde saturé d’images, priver quelqu’un du droit de raconter sa propre histoire, c’est lui refuser une part d’existence. Le récit n’est pas un simple instrument politique : il est le moyen par lequel des vies rencontrent d’autres vies.
Quand d’autres voix se lèvent ailleurs
Si Hollywood, par peur du contrecoup, choisit le silence, d’autres acteurs — festivals, distributeurs indépendants, collectifs d’artistes — s’efforcent, ailleurs, de rouvrir les espaces que l’industrie verrouille. Face à la frilosité des studios américains, ces initiatives rappellent que le cinéma n’est pas seulement un produit à vendre, mais un langage universel, capable de traverser les frontières que d’autres voudraient dresser. Lors de la dernière Mostra de Venise, le collectif Venise4Palestine a fait entendre cette voix collective, refusant que la Palestine reste confinée aux marges du récit mondial. Rassemblant cinéastes, techniciens et artistes venus de tous horizons, il a investi l’espace public du festival — projections, marches, interventions symboliques — pour rappeler que le cinéma, avant d’être un marché, est un lieu de mémoire et de résistance.
Ces gestes, souvent modestes, ont pourtant un poids immense. Ils rappellent qu’un film peut encore être un acte de courage, un moyen d’exister dans un monde saturé de récits qui excluent. À l’inverse du silence hollywoodien, ces voix affirment que raconter, c’est déjà agir. Car le cinéma, dans sa forme la plus essentielle, est un outil de transmission et de lien : il construit une mémoire partagée, forge l’empathie, et inscrit dans l’histoire celles et ceux que l’on voudrait effacer. La question n’est donc pas de savoir qui détient la vérité, mais de permettre à chacun.e de faire parvenir sa voix. L’universalité du cinéma tient à cela : sa capacité à rendre visibles des mondes effacés, à offrir un espace commun à des récits longtemps étouffés, et à rappeler que toute image, avant d’être politique, est un droit à l’existence.
