Profitant de ma présence en Egypte à l’occasion du Festival International du Film du Caire, j’ai rencontré le jeune réalisateur égyptien Ahmed Roshdy, dont le court métrage d’animation Le vendeur inconnu de patates douces (The Unknown Sweet Potato Seller) est sélectionné en compétition officielle au Festival International du Film de Dubaï où il sera projeté en première mondiale.
Ahmed Roshdy a étudié les techniques d’illustration et d’animation à l’Université de Helwan (Egypte). En 2010, son diplôme en poche, spécialiste en effets spéciaux il est engagé dans une entreprise de post production. En 2014, il réalise son premier court métrage Layl (Nuit), une satire du mariage. Le film remportera un prix et trois certificats d’honneur dans divers festivals. Son second court métrage Tarot a reçu 9 prix au 48 Hours Film Project du Caire et a été donc sélectionné pour participer, avec 550 autres films, à la finale qui a eu lieu à Hollywood, où il figurera dans la liste des 12 meilleurs films. Tarot a aussi été sélectionné en hors compétition au Festival de Cannes en 2015.
Inspiré d’une histoire vraie, Le vendeur inconnu de patates douces est son 3ème film d’animation. Il raconte l’histoire d’un artiste Khaled (Khaled Abol Naga) qui, hanté par des cauchemars, enquête sur le meurtre d’un jeune petit vendeur ambulant…
J’avais vu le film il y a quelques mois en projection de travail et je l’avais déjà apprécié. Mais j’avoue que lorsque j’ai appris l’histoire du petit Omar, j’ai encore plus aimé le film. En effet, il y a quelques semaines, j’ai pu lire, sur un blog, un récit sur le meurtre du jeune petit vendeur par un militaire et là, le film a pris pour moi une autre dimension.
D’après ce récit, qui fait référence à des témoins sur place, le petit Omar, 12 ans, vendeur de patates douces pour aider sa famille très pauvre, a été tué d’une façon horrible. Le 3 février 2013, vers midi, un soldat aurait réclamé une patate au jeune garçon, celui-ci pris d’un besoin pressant lui aurait demandé de l’attendre un peu le temps qu’il aille se soulager. Le militaire aurait refusé, et aurait dit au jeune garçon que s’il ne le servait pas immédiatement, il lui tirerait dessus. Omar ne l’avait pas cru, le soldat lui a tiré deux balles dans le cœur. Omar est mort sur le coup. Une mort tragique. Une mort bête. Malheureusement le cas du petit Omar n’est pas unique en Egypte.
Après bien des recherches, les parents du petit garçon, aidés d’ONG, ont fini par retrouver le corps dans une morgue. Au début, l’armée a nié toute implication dans cette affaire. Mais suite à la pression de l’opinion publique et vu le nombre de témoins, elle a été obligée de publier un communiqué sur sa page facebook, dans lequel elle a présenté ses excuses pour «l’accident» en arguant du fait que le soldat n’avait pas eu l’intention de tuer le jeune garçon et qu’il croyait son arme vide! Comment croire que ce soldat ait cru son arme vide alors qu’il avait pourtant tiré deux balles?!
Le hasard a voulu que quelques semaines avant le meurtre, le jeune petit Omar avait été filmé par une ONG. Dans la vidéo, il racontait honteusement qu’il ne pouvait pas aller à l’école parce que depuis 5 ans il devait travailler pour aider sa famille. Et lorsque l’interviewer lui avait demandé quels étaient ses rêves et s’il avait envie d’aller à l’école, il avait répondu: «j’ai envie de changer de métier, je suis vraiment très fatigué et j’ai envie d’apprendre à lire et à écrire». Cette vidéo avait émue l’opinion publique. Sous la pression des parents et de militants de Droits de l’Homme, le soldat a été enfin jugé mais a bénéficié d’une condamnation légère de seulement 3 ans de prison.
Ahmed Roshdy n’a pas pu rester insensible à cette histoire. Il a alors décidé d’écrire un film dont le personnage principal va enquêter sur ce meurtre.
Est-ce après la lecture du récit sur le blog qui parle de Omar que vous avez décidé de faire ce film ?
En réalité, je n’ai découvert ce blog que dernièrement lorsqu’il a été partagé sur twitter. Mais cela m’a étonné: une autre personne est en train de penser à Omar. Comment est-ce qu’une personne a pensé à la même chose que moi? Coïncidence, quoi qu’il y a une différence : le blog parle de Omar seulement, alors que pour moi, Omar n’est qu’un cas parmi bien d’autres. Malheureusement, il y a énormément de Omar en Egypte. Et ce sujet me préoccupe depuis longtemps.
Pourquoi est-ce que parmi tous ceux là ai-je pensé à Omar en particulier? Parce quelques temps avant sa mort, il avait été filmé par une ONG, et ceux qui l’avaient filmé lui promettaient un avenir meilleur et lui disaient qu’ils allaient bien s’occuper de lui: «Inchallah sanousa3dik ya Omar(Si Dieu le veut, nous allons t’aider Omar)».
Cette vidéo m’avait énormément touchée. On lui posait des questions du genre : as-tu envie d’aller à l’école? De quoi as-tu envie? Et on lui faisait plein de promesses. Et quelques temps plus tard, il avait été tué. Il attendait de l’aide, il a eu la mort. Cela m’avait tourmenté et m’avait poussé à faire ce film.
Mais je suis parti du cas particulier de Omar pour parler de tous ceux qui sont tués injustement par la police ou l’armée. J’ai d’ailleurs modifié le nom de famille de mon personnage exprès et j’ai juste gardé le même prénom, pour montrer que mon film ne parle pas de l’histoire de ce petit Omar uniquement, mais de tous les Omar qui sont tués ou qui disparaissent.
Et puis, on nous promet toujours des enquêtes et des sanctions, mais on ne voit rien venir. Des promesses en l’air et on enterre les affaires les unes après les autres. Il n’y a jamais de coupables. Qui a tué? On ne sait jamais. Des chauves-souris peut-être!
Pourquoi est-ce que vous avez choisi l’acteur Khaled Abol Naga? D’ailleurs lorsqu’on voit le film, on est frappé par cette ressemblance entre le personnage fictif de Khaled et Khaled Abol Naga.
C’est vraiment une coïncidence. Vraiment, y compris pour le prénom du héros. J’avais commencé à écrire mon film et mon personnage s’appelait Khaled alors que je ne pensais pas du tout à Khaled Abol Naga. D’ailleurs je n’aurais jamais cru un jour qu’il pourrait jouer dans mon film.
Mais pendant que j’écrivais mon scénario, son nom s’était imposé de plus en plus à moi. Je sentais que mon Khaled était lui. Il était vraiment Khaled Abol Naga. Et plus j’avançais dans l’écriture de mon film, et plus je trouvais qu’il était le seul à pouvoir jouer le rôle.
Lorsque j’avais pris contact avec lui, il n’avait pas accordé d’importance à l’affaire, il était très occupé. A chaque fois il promettait de lire le scénario et ne le faisait pas. J’avais beaucoup insisté, je l’avais pratiquement harcelé. Finalement j’avais fini par lui écrire une longue lettre en y joignant un lien pour qu’il puisse voir mon premier film et je lui demandais de me répondre une fois pour toute. C’était vraiment ma dernière tentative. Il a fini par répondre et me demander de le rencontrer.
Et là il m’a posé une question : «est ce que tu me connais?». Je lui ai dit non. Il m’a dit : «alors comment as-tu écrit ce scénario? Ce que tu as écrit là sont des choses que je me dit à moi-même quotidiennement». Il n’arrivait pas à croire que j’avais écrit ce scénario sans le connaitre et que la ressemblance entre lui et le personnage principal était une coïncidence. Il était vraiment très étonné. Ensuite, non seulement il a accepté le rôle, mais il est aussi devenu coproducteur du film. En plus, il devait partir en voyage mais il avait reporté pour pouvoir filmer avec moi.
J’avoue que lorsque j’avais vu le film, j’avais également était frappée par la ressemblance entre les deux Khaled, parce que le personnage est vraiment Khaled Abol Naga!
Il y a aussi une autre coïncidence : le Khaled du film, désabusé par la politique du pays, dit qu’il ne peut plus rester dans un pays où règne l’injustice et finit par partir à l’étranger. Et c’est quelque part c’est ce qu’a fait le vrai Khaled Abol Naga qui est aussi à l’étranger. C’est étrange vraiment. Coïncidences.
Le film est sélectionné en compétition officielle au Festival International du Film de Dubaï. Pourquoi pas le Festival International du Film du Caire (CIFF)?
Ce n’était pas possible. Le Festival de Dubaï exige une première au Moyen Orient. Si tel n’avait pas été le cas, j’aurais déjà soumis le film aux Journées Cinématographiques de Carthage. De toute façon, j’ai l’espoir de le soumettre l’année prochaine aux JCC et au CIFF.
Lorsque sur le site du festival, je vois le nombre de vues de la bande annonce de mon film par rapport aux autres films qui sont à Dubaï, je suis vraiment optimiste. Il n’y a aucune comparaison. C’est de très loin la bande annonce la plus vue.
Le film a touché les gens, ou peut-être qu’il a piqué leur curiosité et qu’ils sont juste étonnés, c’est nouveau pour eux. D’après le feedback qui m’est parvenu, ils sont nombreux à se demander comment se fait-il qu’en Egypte, il y ait des gens qui font ce genre de films d’animation?!
Dans ce film, si on excepte le petit Omar, il n’y a que 3 couleurs: le noir, le blanc et le rouge. Pourquoi ce choix?
Tout simplement parce que ce sont les couleurs du drapeau égyptien. Ce sont donc les couleurs de l’Egypte. Tout est en noir et blanc, et quelques touches de rouge, cette couleur incarnant l’idée de la cause. Les personnes qui sont concernées par la cause sont en rouge. Par contre, lorsque Khaled finalement s’est découragé et a décidé de partir à l’étranger, je l’ai habillé en blanc, plus de rouge pour lui.
Seul Omar a des couleurs différentes, particulières à lui. En fait, je lui ai donné les couleurs des vêtements qu’il portait réellement dans la vidéo : bleu et orange. J’ai senti qu’il était encore trop jeune et donc pas concerné par toutes ces histoires comme les adultes et qu’il devait rester à part. Un petit ange innocent.
Pourquoi avoir choisi de tourner avec de vrais acteurs?
Tout d’abord parce que la technique de la rotoscopie permet de mieux voir les actions et les émotions, bien mieux que sur des dessins imaginaires. Elle donne aussi l’impression qu’il s’agit de vrais acteurs, de vraies personnes et donne donc plus de crédibilité au film
Ensuite, dans nos pays arabes, on n’a pas encore l’habitude des films d’animation. Les gens croient qu’un film d’animation est obligatoirement un film pour enfants. Si je leur disais avoir fait un film d’animation pour adultes, ils ne seraient pas convaincus. Ils penseraient que c’est du baratin. Avoir de vrais acteurs dans le film est la meilleure façon d’atteindre les spectateurs qui vont enfin comprendre qu’il s’agit vraiment d’un film pour tout public et pas d’un film pour enfants.
Mais la raison la plus importante est que je tire profit des émotions des acteurs. Les émotions sont réelles, il suffit de les redessiner. A l’étranger pour les dessins animés, on met une caméra sur le visage de vraies personnes pour étudier leurs expressions, et ensuite ces expressions sont reprises sur des dessins. Par exemple, on peut plaquer ces émotions sur le visage d’un poisson, en fait on copie les expressions sur le poisson. Je pense que la technique que j’ai choisie est encore meilleure: je tourne le film et ensuite je le redessine. Le résultat est que l’acteur parait sous son vrai visage, avec ses propres expressions, par exemple Khaled est vraiment Khaled, pas juste quelqu’un de ressemblant.
Comment s’est passé le tournage?
Nous avons beaucoup rit lors du tournage de ce film. D’ailleurs si un jour, je devais faire un making of, cela serait assurément une comédie hilarante. Par exemple, comme nous n’avions pas les moyens financiers d’avoir tous les accessoires nécessaires, lorsqu’il nous en manquait nous improvisions, comme le jour où nous devions tourner une scène dans laquelle Tara Emad devait tenir un micro, mais nous n’en avions pas, nous nous sommes alors servit d’une bouteille. Ou alors Khaled qui devait tourner une scène avec une cigarette à la main, mais comme par hasard, il n’y en avait pas une seule dans le studio, alors il avait tenu une pince à linge comme si c’était une cigarette. Ou alors, une scène où il était sensé courir, mais à chaque fois il trébuchait. Ou même encore, nous avions oublié de tourner une scène où Khaled devait conduire la voiture, or la voiture était déjà partie, nous avions donc fait assoir Khaled dans le vide, comme s’il conduisait.
Tara Emad tient une bouteille en plastique à la place d’un micro.
Dans le film, Tara Emad tient un micro.
Avez-vous supprimé des scènes pour ne pas avoir de problème avec la censure?
Non, pas du tout. Dès le début, j’avais fait ce film en parlant d’une personne réelle et de cas bien réels et je dis bien quelles ont été les positions de l’armée et de toutes les institutions. Je n’ai rien changé ni inventé, j’ai dis les choses telles qu’elles sont. Il n’y a rien à censurer.
Quels sont vos projets d’avenir?
J’ai mon propre studio maintenant pour faire des films d’animation. Avant je travaillais à plein temps dans une entreprise de post production, mais en 2015, à mon retour des USA, grâce aux prix du film Tarot, j’ai décidé de ne plus travailler qu’à mi-temps et de me consacrer à mon studio. Je me prive de tout ce qui est extra ou superflu, et tout mon argent va dans mon travail. Dès que j’ai une rentrée d’argent quelconque, je la mets entièrement dans mon studio. J’essaye d’acheter de nouveaux appareils, ou alors j’investi dans mes projets. Je fais divers travaux, comme des logos animés, des effets spéciaux…. Je participe à plusieurs projets, mais mon rêve est de faire un long métrage d’animation. Tout ce qui m’intéresse est de dessiner et de faire des films.
Sinon, je suis entrain de préparer un feuilleton, avec des acteurs connus, tels Mahmoud Hemeda et Nelly Karim : le livre de la mort. C’est une très belle histoire inspirée de la 18eme dynastie de l’époque pharaonique. Je pense même aussi à le faire en plusieurs langues, techniquement c’est facile. Mais je suis à la recherche d’un producteur. C’est très difficile de convaincre un producteur d’investir dans un feuilleton d’animation tout public, pour la TV.
Bonne chance Ahmed. Cela fait plaisir de rencontrer des gens passionnés comme vous. Je vous souhaite une très belle réussite.
Neïla Driss
Mise à jour: Comme annoncé plus haut, le film avait été sélectionné en compétition officielle au Festival International du Film de Dubai, mais 24 heures avant sa projection, il avait été annulé, sans aucune explication. Le film a par la suite été interdit en Egypte. Ce qui ne l’a pas empêché de remporter des prix dans des festivals étrangers, comme par exemple au Festival des Courts Métrages de Miami (USA).
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