Proclamé personnage politique préféré des Tunisiens, par certains sondages d’opinion, le professeur de droit constitutionnel, Kais Saïed, revient, lors de cet interview, sur son éventuelle participation au prochain gouvernement transitoire et aux prochaines élections présidentielles, en faisant le point, au passage, sur le blocage touchant le dialogue national.
Pourquoi le dialogue national peine-t-il à démarrer, à votre avis ?
Il est clair qu’il y a un problème d’ordre existentiel entre les différentes parties engagées dans ce dialogue. Certains partis, en effet, refusent carrément l’existence de l’Autre. Il suffit juste de voir les banderoles haineuses du type «Mort à un tel» brandies par certains de leurs sympathisants, lors des manifestations, pour le constater. Pensez-vous, vraiment, que, dans une telle atmosphère, on peut aboutir à de vraies solutions ?
«J’ai l’intime conviction que ce dialogue
n’aboutira pas à des vrais résultats, mais,
tout simplement, à un apaisement éphémère, pas plus…»
Ce qui se passe actuellement est, tout simplement, une tentative de dialogue, dans laquelle la bonne foi n’y est pas toujours. Sinon, comment expliquer le fait que les pourparlers, qui avaient démarré pratiquement depuis le début du mois d’août, n’aient pas encore apporté de résultats tangibles.
Bien sûr, je n’accuse aucune partie d’être derrière cela. Mais, aujourd’hui, j’ai l’intime conviction que ce dialogue n’aboutira pas à des vrais résultats, mais, tout simplement, à un apaisement éphémère, pas plus.
«Les partis politiques participant à ce dialogue
ont démontré qu’ils étaient en dehors de l’Histoire»
Donc, vous ne croyez pas en la réussite de ce dialogue ?
Peut-être qu’il réussira momentanément, suite à des pressions exercées par un certain nombre de capitales étrangères, qui exigeraient l’élaboration d’une vraie solution. Mais, personnellement, je crois que cela serait très difficile. Les partis politiques participant à ce dialogue ont démontré qu’ils étaient en dehors de l’Histoire.
Il y a un duel, actuellement, entre ceux qui exigent le déroulement du dialogue national au sein de l’ANC et ceux qui le réclament en dehors. Qu’en pensez-vous ?
La confrontation entre ces deux parties est en réalité une confrontation entre deux types de légitimité: une première qui estime que l’ANC est toujours le centre stratégique du pouvoir et que, par conséquent, elle est la seule à pouvoir accueillir les pourparlers du dialogue national, et une deuxième qui voit que la légitimité de l’ANC s’est effilochée au fil des événements et au fil du temps, et qu’il faudrait, donc, la remplacer.
Pour moi, la vraie question n’est pas le lieu où aura lieu le dialogue national mais à quoi ce dialogue va-t-il aboutir exactement ? C’est ça le vrai enjeu.
Et, selon vous, à quoi ce dialogue doit-il aboutir ?
A un calendrier bien défini, dédié à préparer les prochaines élections, et ce, suite à l’adoption de la nouvelle constitution.
«Ce gouvernement aurait dû démissionner, tout de suite,
après l’assassinat de feu Mohamed Brahmi»
A votre avis, la démission du gouvernement est-elle nécessaire pour sortir de cette crise ?
Bien évidemment. D’ailleurs, ce gouvernement aurait dû démissionner, tout de suite, après l’assassinat de feu Mohamed Brahmi. Il a échoué dans l’exercice du pouvoir exécutif et devait, donc, assumer entièrement sa responsabilité.
Mais, le challenge, aujourd’hui, est de trouver une personnalité neutre et consensuelle qui tiendra le pouvoir exécutif pendant cette phase critique et mènera le pays vers les prochaines échéances électorales.
«Je ne serais jamais l’instrument
de quelconque parti»
Accepteriez-vous le poste de chef de gouvernement provisoire, si on vous le propose ?
Quoique je n’aie jamais songé à occuper un tel poste, je l’accepterai, à une seule condition: qu’on me fournisse les moyens nécessaires pour répondre aux demandes socio-économiques de la population. J’exigerai, en effet, une carte blanche pour concrétiser un tel programme, car je voudrais être à la hauteur des attentes des citoyens et non pas à ceux des partis politiques. Je ne serais jamais l’instrument de quelconque parti.
Un commentaire sur la problématique de l’Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) ?
Je pense que cette problématique devrait être résolue, prochainement. Plusieurs initiatives ont été présentées, et on devrait donc aboutir à une solution pour éviter des conséquences graves, lors des prochaines élections. Mais, le plus important, maintenant, à mon avis, c’est la révision de la loi organique sur l’Instance supérieure indépendante des élections
Quel regard portez-vous, aujourd’hui, sur le projet de Constitution ?
Malheureusement, je pense que nous ne sommes pas, vraiment, en train de faire une vraie «nouvelle» Constitution car lorsque la pensée politique et constitutionnelle demeure la même qu’il y a une cinquantaine d’années et lorsque la Constitution reste toujours un instrument de légitimation du pouvoir, comme est le cas dans ce projet de Constitution, on ne peut plus parler de «nouvelle» Constitution.
Aujourd’hui, et comme je l’ai déjà indiqué en mars 2011, la prochaine démocratie en Tunisie doit être une démocratie locale, puisque c’est de l’intérieur du pays qu’a émergé la Révolution.
«La nouvelle Constitution aurait dû favoriser
davantage la démocratie locale»
La nouvelle Constitution aurait dû favoriser davantage cette démocratie locale, dans laquelle l’élection de conseils locaux se ferait par un scrutin uninominal à deux tours et non pas par un scrutin de liste, tel qu’est le cas actuellement. Car, ce n’est qu’à travers un scrutin uninominal que l’élu se sentirait responsable devant ses électeurs, tandis qu’avec le scrutin de liste, l’élu se sent responsable vis-à-vis de son parti et oublie les intérêts de ses électeurs.
Et donc, par la suite, à travers ces conseils locaux émanera un conseil national composé de 264 membres, soit un membre pour chaque délégation, plus les représentants des Tunisiens à l’étranger.
Vous avez affirmé, récemment, que la loi sur l’organisation provisoire des pouvoirs publics de décembre 2011 avait besoin de révision. En quoi cela serait-il nécessaire ?
Pour moi, l’échec de cette deuxième phase transitoire est intimement lié à l’échec de la première, donc c’est à l’Assemblée nationale constituante, elle-même, maintenant, de mettre fin à son existence. Mais avant cela, elle doit préparer une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics, qui fixerait un délai de six mois, pour organiser des élections locales puis régionales. Des élections locales et régionales desquelles émanera un conseil national, chargé, entre autres, de préparer un nouveau projet de Constitution dans un délai ne dépassant pas les 60 jours; ce nouveau projet de loi serait, donc, approuvé en séance plénière par les membres du Conseil.
«La balle est dans le camp du peuple tunisien
qui doit appeler à ce que sa souveraineté soit restaurée»
Pensez-vous que les partis politiques accepteraient une telle proposition ?
Certains ne l’accepteront jamais, bien évidemment. Il n’y a qu’à voir les 113 députés qui avaient signé, récemment, une pétition refusant la dissolution de l’ANC. La balle est, donc, maintenant, dans le camp du peuple tunisien qui doit appeler à ce que sa souveraineté soit restaurée, et ce, à travers une nouvelle organisation provisoire des pouvoirs publics.
L’initiative du Quartet prévoit la finalisation de la Constitution en 4 semaines. Pensez-vous que ce délai soit suffisant ?
La finalisation de la Constitution peut se faire dans l’après-midi, si on le veuille bien. Mais, vu l’état actuel des équilibres qui prévalent au sein de l’ANC, je ne crois pas que ce délai de 4 semaines soit suffisant.
«Je n’aimerais être ni au Palais de Carthage,
ni au Palais de la Kasbah»
Selon un sondage d’opinion récent, votre nom figure en deuxième position dans les intentions de vote aux élections présidentielles. Cela vous incite-il à vous présenter à ces élections ?
Cela reste envisageable, mais, je n’en fait pas une obsession. S’il y a un projet qui nécessite ma candidature aux élections et qu’il y a une demande populaire réelle, je le ferai.
Mais, comme je l’ai dit plus haut, je n’aimerais être ni au Palais de Carthage, ni au Palais de la Kasbah.
Est-ce que vous écoutez Wassim Herissi, alias «Migalo», qui vous imite, régulièrement, à la radio ?
Oui, je l’écoute souvent. Et je pense que c’est quelqu’un de très doué et de très intelligent. J’aime bien la façon dont il m’imite, même si des fois ce n’est pas très réussi. Mais, en général, c’est une personne que je respecte beaucoup. D’ailleurs, je profite de cette occasion pour le saluer.
Slim MESTIRI