Par Hatem Bourial
Nous parlons souvent de diversité en Tunisie. Ce faisant, nous évoquons la Tunisie plurielle, son passé intercommunautaire, son esprit tolérant.
Ces discours sont fréquents et généralement articulés sur le passé. Cette diversité est pensée à rebours et souffre de beaucoup d’angles aveugles. En réalité, c’est un passé mythifié qui est régurgité sans passer par aucun crible critique.
Car si la Tunisie est ce paradis dont nous nous gargarisons, pourquoi juifs et chrétiens l’auraient-ils quittée ? Il y a eu des raisons objectives à ces départs massifs qui sont intervenus en moins d’un demi-siècle. Si nous prenions l’exemple des Italiens de Tunisie qui étaient très nombreux à l’indépendance du pays, nous verrions que les lois de l’époque leur créaient des conditions impossibles.
Pour pouvoir travailler, des gens nés dans le pays, avec des ancêtres y vivant depuis deux siècles et des commerces actifs, il fallait se munir d’une carte de travailleur qu’il fallait sans cesse renouveler. Ce genre de tracasseries était des plus fréquents et a contribué à pousser vers la porte de sortie bien des gens qui pensaient pouvoir faire leur vie en Tunisie.
Le coup de grâce est venu ensuite avec la fameuse loi de nationalisation des terres agricoles qui visait les petits propriétaires. Du jour au lendemain, des milliers de personnes ont été dépouillées et jetées sur les routes de l’exil. Les victimes de ces expropriations massives étaient de petits fermiers dont les ancêtres avaient défriché les terres qu’ils exploitaient.
Paysans relativement aisés, ils avaient fait le choix de rester en Tunisie en 1956 car, au fond, c’était leur seule patrie. Ils avaient bien sûr des liens avec l’Italie mais aucune attache réelle, aucune propriété. Considérés comme des étrangers dans leur propre pays, ils ont été obligés de partir et seront parqués dans des camps de transit. Certains y resteront des années avant de pouvoir refaire leur vie.
Ces paysans expropriés ont été, de fait, exclus de la nationalité tunisienne qu’ils méritaient d’avoir. On aurait peut-être pu– à la limite– leur proposer d’adopter sine die cette nationalité qui n’était pas encore la leur, au lieu de les expulser aussi sournoisement que perfidement. Car cette terre dont on les dépossédait était indubitablement la leur depuis des générations.
Evidemment, un Tunisien issu de la diversité, c’est bien cela ! Il peut être juif ou chrétien, venu de Malte ou de Sicile, parlant le français ou l’arabe. Mais sommes-nous capables de penser ainsi ? Laissez-moi, pour l’anecdote, vous raconter la manière dont un jeune homme, né à Sfax, de parents nés à Sfax, de générations nées à Sfax, n’est toujours pas intégré à cause de son nom.
Car quand on s’appelle Ferchichi, on ne peut pas être sfaxien, soussien ou djerbien. Et si vous êtes né Ferchichi dans une de ces régions, au fond, vous ne serez jamais admis, recalé à l’assimilation, rejeté à cause d’un pedigree entaché par un nom de manant.
Alors si on se prénomme Michel, qu’on adore le Christ et qu’on mange des pâtes à l’ail, c’est encore plus compliqué.
Chez nous, l’esprit de clocher a d’autant plus la vie dure qu’il se vit à l’ombre des minarets. Peut-on philosopher ou penser à l’ombre d’un minaret ? La réponse va naturellement de soi.
D’ailleurs, un ami italien de souche me confiait récemment que, malgré de longues années en Tunisie, il n’a jamais pu visiter de mosquée qu’en tant que taxiste. Ce qui, ajoute-t-il, ne l’a pas empêché de se recueillir et prier à sa manière alors qu’il se trouvait dans la cour de la mosquée de Kairouan. Car cette mosquée, pense-t-il, est la sienne comme les synagogues et églises de ce pays sont les miennes, les nôtres à tous.
Aujourd’hui, l’ombre des minarets est bien plus pesante depuis que les agents du wahabisme prolifèrent. C’est une pensée close que prônent les mosquées, une lecture rigide, figée et hermétique des textes religieux. Cet esprit est encore plus sectaire que celui des pourfendeurs de Tahar Haddad. Dans un pays dont la Constitution permet à tout un chacun la liberté de conscience, les lignes rouges et les drapeaux noirs salafistes sont là pour suggérer le contraire.
Peut-on être un libre-penseur en Tunisie aujourd’hui ? Sur le papier, oui. Mais ce n’est que théorique car la réalité est bien plus prosaïque…
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En 1959, la Tunisie s’était dotée d’une Constitution qui ouvrait la voie à un pays arc-en-ciel et non pas à une quelconque république islamique.
Seulement, cette Constitution sera laminée et vidée de son sens. Alors qu’elle accordait droit de cité au pluralisme culturel ou religieux, la Constitution n’allait pas connaître d’application réelle. Et pour cause, les minorités allaient quitter le pays les unes après les autres. Les conditions humaines et politiques allaient pousser juifs et chrétiens sur le chemin de l’exil.
Alors qu’ils étaient pleinement considérés, ils ne jouiront dans les faits d’aucune considération. Pour les juifs, ce sera une citoyenneté au rabais, pour les chrétiens, ce sera un rejet tacite mais bien réel. Bien sûr, il faut nuancer ces propos mais il est tout de même aussi dramatique que symptomatique qu’un demi-million de citoyens réels ou potentiels se trouvent acculés à partir.
Dans cette affaire, la Tunisie a perdu beaucoup de ses forces vives et presque toute sa diversité. Une cinquantaine d’années après, l’épuration est presque parfaite. Et, incroyablement, le discours n’a pas changé : le pays se voit tolérant, pluriel, ouvert alors qu’il n’en est rien, que le racisme bat son plein et que, souvent, les gens sont pointés du doigt car ils sont différents.
Pire, certains Tunisiens qui ont des origines étrangères sont constamment stigmatisés. Qu’on pense aux conjoints de Tunisiens qui adoptent la nationalité tunisienne pour évoquer un exemple ! S’ils se nomment Eliane ou Natacha, ils ne seront jamais considérés comme pleinement Tunisiens. Il est plus facile de devenir américain ou belge que tunisien car si vous êtes d’origine tunisienne en Europe, votre identité nationale antérieure ne sera pas soulignée à tout bout de champ.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, celle qui fait mine de penser à l’ombre des minarets, les sujets tabous sont des plus nombreux et le racisme, comme la liberté de conscience, en font partie. Savez-vous par exemple qu’une épouse étrangère d’un Tunisien est astreinte à renouveler sa carte de séjour tous les deux ans dans une incroyable ambiance de tracasseries administratives.
Le cas est particulièrement choquant lorsque ce sont des dames d’un âge certain, ayant passé plus de cinquante ans dans le pays et mères de plusieurs enfants qui subissent ce traitement injuste, inhumain et inhospitalier. Dans certains cas, on demande des documents humiliants ou bien on stigmatise des veuves de plus de 80 ans. C’est un véritable scandale mais tout le monde se tait vu que c’est tabou.
Même chose pour les Africains de l’Ouest que des racistes qui s’assument ne prennent pas dans leurs taxis « à cause de l’odeur » (je cite) ou bien que l’on emploie au noir pour des travaux pénibles. Dans ce cas, le racisme abject est pleinement assumé et presque tout le monde regarde ailleurs. Ceci sans parler des agressions et « ratonnades » qui ont défrayé la chronique. Et l’on veut me faire croire que nous sommes hospitaliers !
Je pourrais multiplier les exemples, comparer la vitrine qui est mise en avant et la réalité bien plus mesquine. Tout le monde sait, tout le monde se tait et les politiciens pratiquent un discours tissé de duplicité. Et ce n’est pas demain la veille que ça va changer !
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J’en suis convaincu : on ne peut pas penser librement à l’ombre d’un minaret. Et même si ce minaret n’est qu’une métaphore de la liberté de conscience en pays d’Islam, il n’en reste pas moins le symbole de la censure la plus immédiate.
Revisité à l’aune de l’intransigeance sectaire, notre rapport au religieux est en train de changer. De nos jours, les mosquées sont très fréquentées et c’est tant mieux.
Toutefois, on y distille parfois des sermons hors du temps qui résonnent comme une incitation à l’intégrisme. Moins visibles, plus discrètes, des fondations pieuses financées par des pays du Golfe embrigadent l’esprit de celles et ceux qu’elles attirent dans leur giron.
Dans ces lieux clos, assimilables à des officines destructrices, on ne pense pas mais on se laisse laver le cerveau. De nos jours, il est honteux de philosopher dans certains milieux, coincés dans la rhétorique et clairement a-modernistes. Plus dramatiquement, engluée dans la futilité et le star-système, toute la société ne pense plus, se laisse aller à une sorte « d’à quoi bonisme » de mauvais aloi.
Lire Platon, Marx ou Sartre, ce n’est plus d’actualité.. Cultiver son esprit critique, ce n’est pas tendance .. Interroger les pratiques religieuses dominantes, c’est dangereux.. Tenter de convaincre un intégriste, c’est risquer l’autodafé … Poser le primat de la liberté de conscience, c’est naviguer en eaux troubles…
Tout est verrouillé devant nous et cette liberté factice de le dire équivaut à des cris de désespoir alors que la geôle se referme implacablement sur vous. Tacitement, il est induit que, dans tous les cas, les conservatismes les plus absurdes ont raison contre n’importe quel frémissement libertaire. Car, à l’ombre des minarets, monsieur, on ne pense pas, monsieur, on se tait, monsieur…
Je reviens de Belgique et j’ai passé quelques jours à l’ombre du beffroi de Tournai. En haut de ce beffroi, une pancarte était affichée avec la mention : « Peut-on penser librement à l’ombre d’un beffroi ? »
Du coup, j’ai passé plusieurs heures assis à proximité, à penser et convoquer mes philosophes les plus sûrs. Puis, rentré à Tunis, j’ai continué à mûrir ma réflexion.
J’en conclus que ma liberté est amputée, castrée, violentée par une sorte de stalinisme frériste. J’en conclus aussi que l’écrasement ne fait que commencer et qu’il instrumentalisera le religieux pour contrôler le politique. La liberté, ce n’est pas pour demain, mais il ne faut jamais baisser les bras…
Plutôt prendre exemple sur Sisyphe ou Don Quichotte que se laisser écraser, embrigader, lobotomiser. Libre à eux de mettre des menottes aux fleurs, mais un jour ils sauront que la liberté aura raison des minarets de l’arrogance salafiste…
Tunis-Hebdo du 24/09/2018