« Subutex » est un documentaire qui ne ménage point les sensibilités. L’image se faisant sombre, au sens propre comme au figuré, le film de NasreddineShili est une œuvre courageuse et déconcertante, solide dans l’expression de son pessimisme et forte de quelques partis pris très réussis et bien assumés. Il est actuellement en salles.
Ce documentaire s’évertue à suivre une tranche de vie de deux jeunes parias, squattant une vieille baraque décrépite dans le quartier de Bab Jdid et faisant face aux difficultés que la rue et la drogue leur imposent dans la Tunisie profonde de la « post-révolution ». Rythmé par les fluctuations de leur amour homosexuel, le film se veut une immersion dans un quotidien chargé d’adversité, de violence et d’autodestruction.
Prônant un cinéma pas du tout esthétique mais cru, direct et sans ambages, le réalisateur a vécu avec eux, dormi dans leur taudis et partagé leur mode de vie. En résulte une œuvre courageuse et déconcertante, solide dans l’expression de son pessimisme et forte de quelques partis pris très réussis et bien assumés.
Des hors-caste à l’affiche
Les deux protagonistes, « Fanta » et Rzouga, des marginaux paumés soutenant de leur mieux leur piètre destinée, sont au centre de ce film. La caméra de NasreddineShili ne les lâchera pas d’une semelle. Tout le documentaire est une succession de scènes de vie brutes issues de leur quotidien, que le réalisateur ne cherche pas à sublimer par un traitement esthétique. Saisies à vif et captées dans leur brutalité, elles témoignent de la rudesse d’une expérience d’existence.
D’emblée et en trombe, le film prend de court son spectateur et se met immédiatement dans le ton. Deux individus mâles, aux allures de voyous, la mine délabrée et ruminant leur hargne se disputent dans une ruelle et s’enfournent à l’intérieur d’un huis clos exigu, très sale et mal éclairé. Filmée de nuit, caméra portée, prises rapprochées, la scène déchaîne une profusion ébouriffante de violence verbale qui n’est pas sans ébranler, dès l’entame du film, le confort d’une réception rassurée.
Confrontant l’austérité de son dispositif au spectacle morose d’une âpre réalité, le réalisateur n’a pas démérité en faisant durer ses séquences. Sa caméra se fait oublier et enregistre tout, captant à cru et dans la durée, voix et gestes, corps et visages, expressions et mouvements. Se voulant immersive, elle privilégie les bas-côtés comme toile de fond. Maladie et addiction, misère et homosexualité, mais aussi heurts et affronts, colère et consternation sont de mise. Bières, cigarettes et stupéfiants sont aussi de rigueur.
On l’a bien deviné, « Subutex » ne ménagera point les sensibilités.
Une histoire d’addiction
« Subutex » est surtout une histoire d’addiction. « Fanta », petit de taille, à l’aspect chétif et aux airs efféminés se fait injecter du subutex dans le sang par son amant Rzouga, une brute aguerrie aux épreuves de la rue, à la silhouette plutôt élancée et bien charpentée.
« Fanta » est un toxicomane avéré qui manque terriblement d’affection. Il sermonne son compagnon de ses infidèles absences nocturnes et ne cesse de seriner une nuit de noce tant rêvée. S’il parvient finalement à surmonter sa maladie suite à une longue cure et bien aidé par son amant Rzouga qui se repentit de l’avoir initié à la drogue, il a suffi de quelques jours d’absence passés en prison par celui-ci pour qu’il sombre à nouveau dans sa toxicomanie.
La dépendance se faisant double, « Subutex » dévoile une histoire d’amour obsessionnelle aussi forte que l’addiction de «Fanta » à cette drogue, sublimée à la fin du film par une chute aux airs cathartiques et au pessimisme poignant.
Du courage et des partis pris
Choisir de filmer dans les bas-fonds de la cité, où délinquance, alcoolisme et criminalité sont de mise, est très certainement un pari qui ne peut que beaucoup gagner, ne serait-ce que pour la hardiesse et la pertinence d’un geste portant à l’écran, cet hors-champ rejeté, refoulé et réprouvé par la société, ses moult préjugés et ses canaux officiels. Déployant les ingrédients d’une approche filmique visiblement radicale, il y a dans ce film une ardeur qui s’aventure dans l’inconvenance mais qui s’abstient de toute outrecuidance.
NasreddineShili, fort d’un parti pris très audacieux mais adroitement calculé, n’hésitera pas à pousser à l’extrême les lignes de sa méthode, quitte à devoir estomaquer les bonnes consciences. Obstinément et au risque de se faire bousculer, sa caméra continue toujours et de sang-froid à filmer des scènes d’extrême violence.
Cela dit, inutile de tergiverser dans les méandres théoriques de la question éthique pour s’introniser roi du documentaire. Le réalisateur fait respecter dans ce film les normes, les codes et les habitus propres à cette frange de la société profonde, bien récompensé par le consentement complice de ses sujets filmés.
Seulement, si la caméra de Nasreddine Shili réussit globalement à se faire oublier par le spectateur, l’usage de quelques zooms incongrus et le recours à certains gestes filmiques téléphonés n’ont pas failli à égratigner par moments la continuité d’une réception immersive.
Slim BEN YOUSSEF
Tunis-Hebdo du 17/12/2018