Chronique de Hatem Bourial | La tournée des potaches

Chronique de Hatem Bourial | La tournée des potaches
Tunis-Hebdo
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Nos lecteurs sauront compléter cette chronique des écoles et lycées qui, à Tunis, ont réuni des générations d’élèves et d’enseignants. A tout seigneur, tout honneur : je me permettrai de commencer avec les deux établissements que j’ai fréquentés durant le primaire et le secondaire. Deux balises redoutables séparaient les différentes étapes d’une scolarité, avec le fameux examen de sixième et le redoutable baccalauréat. Dans le temps, tout le monde nommait encore l’examen de sixième comme étant le certificat d’études. Et selon les aînés, ce diplôme a longtemps eu valeur de sésame. A la fin des années 1960, alors que je venais de passer mon examen de sixième, je me souviens avoir attendu la parution des résultats dans le quotidien « La Presse ». Mon nom figurait parmi ceux des admis et je devais alors faire le premier grand choix de ma vie. La question était la suivante : fallait-il rejoindre un lycée du « ministère » ou bien un établissement de la « mission », comme on disait à l’époque ? J’avais grosso modo le choix entre trois possibilités, commandées par la topographie de la ville. La première était la plus alléchante et consistait à rejoindre le collège Alaoui qui se trouvait à dix minutes de notre domicile. La seconde était la plus prestigieuse car j’aurais pu être admis au collège Sadiki, « là où Bourguiba avait fait ses études », répétait-on alors. La troisième fut la bonne puisque je me suis retrouvé sur les bancs du lycée Carnot, parmi les élèves de la mission culturelle française. Auparavant, j’avais passé six ans dans les rangs de l’Ecole primaire libre. Cette école qui se trouve toujours à la rue d’Algérie était alors gérée par les frères Marianistes. Par contraction, on les appelait les Maristes. Aujourd’hui, cette école est animée par les Salésiens de Don Bosco et continue son chemin commencé il y a plus d’un siècle. De mon temps, la discipline régnait et le savoir passait avant tout. Elèves et enseignants étaient donc mobilisés pour l’excellence et gare aux réfractaires. C’était le cas dans toutes les écoles dites « libres » car elles étaient tenues par des congrégations religieuses et non pas par le ministère de l’Education. Ces écoles étaient très nombreuses et représentatives d’une époque où la Tunisie était encore cosmopolite. Toutes les communautés se retrouvaient dans ces établissements qui donnaient la même éducation rigoureuse à toutes et à tous. Après quelques années à la rue d’Algérie, me voici donc au lycée Carnot de Tunis, un immense édifice où près de 2000 élèves se donnaient rendez-vous chaque jour. Je me souviens encore de l’incroyable brassage humain et social de ce lycée. Riches et pauvres dans les mêmes classes, des dizaines de nationalités et aussi toutes les confessions. Une formidable tour de Babel au centre-ville de Tunis ! Difficile de raconter en quelques mots ces années Carnot. Disons simplement qu’à cette école, j’avais tout appris. De plus, quelque chose d’original structurait ce lycée. Nous étions dans un établissement français au cœur de Tunis. Symboliquement, franchi le seuil de ce lycée, c’était déjà faire quelques pas en territoire français. J’aurai donc, comme beaucoup de camarades, fait d’incessantes navettes entre la Tunisie et la France, tout au long de ma scolarité. Des années plus tard, je peux affirmer que vos écoles ne vous quittent jamais. L’image de vos professeurs, vos apprentissages, vos rêves et vos combats naissent dans ces salles de classe anonymes. Salle 23,34 ou 18 : toutes les classes se ressemblaient mais les cours nous emmenaient si loin, aussi loin que les livres… Tellement d’écoles me reviennent à la mémoire. Peut-être devrais-je commencer par celle que j’ai rencontrée le plus tardivement, celle de Manouba que tenaient les sœurs de Nevers avant les Salésiens qui la dirigent aujourd’hui. Je n’avais jamais mis les pieds dans cette école avant ces dernière années. En y revenant il y a deux mois, j’ai pu me retremper dans ma propre enfance en arpentant le foyer, les cours, le jardin et les différents espaces de ce magnifique établissement. C’est extraordinaire comme ces écoles peuvent avoir un pouvoir d’évocation. Elles font renaître des souvenirs intacts et laissent rêveur devant le tumulte des enfants dans la cour. On aurait dit le temps suspendu. Une autre école me revient à l’esprit. Elle se trouve toujours à la rue de la Kasbah et se nomme l’Etoile. J’y suis souvent allé pour y croquer des madeleines de mémoire et admirer le travail des Chemli à la tête de cet établissement. A quelques mètres se trouvait aussi l’école de la rue Sidi Sabeur qui était animée par des sœurs. Cette dernière a fermé pour être transformée en bibliothèque. Quant aux soeurs, elles ont rejoint l’école Jeanne d’Arc, une institution incontournable de nos jours encore. Fondée dans le sillage d’Emilie de Vialar, cette école demeure sous la houlette des Bouabdelli une valeur sûre. Du temps des sœurs de Saint-Joseph, elle l’était tout autant. A la rue de Hollande, je passais chaque jour devant le portail de l’école Notre-Dame  de Sion. Cette institution centenaire a fermé ses portes et son emplacement est aujourd’hui occupé par le siège social de la Banque Internationale Arabe de Tunisie. Beaucoup d’autres écoles viennent à l’esprit lorsqu’on tente de se souvenir d’une époque marquée par le désir d’apprendre. En fait, le nom de ces établissements, je les ai entendus pour la première fois lorsque j’ai débarqué au lycée. En effet, Carnot semblait réunir les élèves venus de toutes les écoles alentour. Certains avaient fait leur primaire à Scipion ou Chevreul. D’autres venaient de plus loin ou de plus près comme ceux qui arrivaient des écoles de la rue de l’Inde ou de la rue Arago. Mon propre quartier de Bab Djedid grouillait d’écoles, surtout des lycées de jeunes filles. Rue de Marseille ou rue de Russie, ces lycées (où l’on portait encore le tablier) ne sont devenus mixtes que tardivement. Ce fut aussi le cas au lycée de Montfleury ou au collège Alaoui. Dans ces parages, l’école qui m’aura le plus marqué sera celle de la rue des Savants. Ma mère y avait fait son primaire alors que mon père avait étudié à la rue du Trésor avant d’aller au lycée Emile Loubet. Cette école de la rue des Savants était connue sous le nom de « Bent El Fakhri ». Immense bâtisse, elle accueillait des élèves de toutes catégories. Si je me souviens de cette école, c’est aussi parce que toute ma famille y est allée et que l’établissement avait une réputation d’excellence. A une époque où on étudiait encore à Paul Cambon (rue de Marseille) ou Armand Fallières (rue de Russie), le nom Bent El Fakhri résonnait différemment. Un peu dans le style d’Al Khairia et des écoles traditionnelles qui se trouvaient dans la médina. Je ne parle pas des « kouttebs » ni des jardins d’enfants. Pour compléter mon pedigree, je devrais en effet souligner que je suis allé au « koutteb » de Am Chedly, à la rue Salah Ben Osman et aussi au jardin d’enfants de la rue du Maroc. Et là encore, tous autant que nous sommes, nous pouvons aligner de mémoire les noms des lieux, les dates et parfois les noms des enseignants. C’est qu’on est lié éternellement à cette scène de l’enfance et de l’adolescence. Rien ne s’oublie de ces années d’apprentissage…

***

Nous devons tous énormément à nos enseignants. Je rêve, comme pour une litanie, de les nommer tous. Mieux, je rêve d’une installation artistique où chacun pourrait venir écrire le nom de ses enseignants. Instituteurs et professeurs nous ont appris à lire, écrire, compter, raisonner, penser. Nous leur devons beaucoup et il est important de leur rendre hommage en reconnaissant les efforts de ceux qui leur ont succédé aujourd’hui. Aujourd’hui, les profs mènent un métier devenu plus difficile et complexe. Ils luttent avec les moyens dont ils disposent pour transmettre les savoirs et aussi être reconnus dans une société en perte de repères. A mon âge, je peux raconter en une image les cinquante dernières années. Lorsque j’ai ouvert les yeux, les Tunisiens les plus admirés et emblématiques étaient les enseignants, ceux qui portaient et diffusaient le savoir. Respectés de tous, ils étaient un repère pour la société. Quelques années plus tard, la figure tutélaire de l’enseignant a été supplantée par celle de l’homme d’affaires qu’il ait les mains propres ou soit de l’engeance des margoulins. L’entrepreneur était alors devenu l’icône de la société tunisienne qui produira ensuite son lot de leaders incontestables et aussi d’arrivistes et d’opportunistes. Peu après, c’est la figure du « flic » qui est devenu dominante dans notre société. Qu’il soit en uniforme ou en civil, il était redouté, craint mais, au fond, peu respecté. Ce passage de l’enseignant à l’agent de l’ordre est en soi révélateur des tensions et mauvais choix de notre société. Plus tard, c’est l’image de l’affairiste qu’allait être en vogue. A la limite du mafieux, cette nouvelle représentation de l’élite allait accompagner les années Trabelsi et mettre en scène de nouveaux comportements reconnus, admirés, craints et rarement remis en question. De nos jours, huit ans après la Révolution, je cherche désespérément une figure qui soit authentiquement révolutionnaire et pour le moment n’en trouve pas. Qui incarne le mieux le modèle auquel se réfèrent les Tunisiens aujourd’hui ? Est-ce le faux-dévot et son acolyte salafiste qui régentent les quartiers populaires ? Sont-ce plutôt les loubards et contrebandiers qui pèsent sur l’économie du pays ? Sont-ce les politiciens de tous bords qui se la jouent sur le mode girouette ? Faut-il plutôt lorgner du côté des syndicalistes qui tiennent le haut du pavé ? Rien que cette série de questions me replonge dans le malaise d’un pays en perte de repères. A la veille des vacances scolaires, il est utile de revenir à ces fondamentaux. Saluer son école, se souvenir de ses profs et aussi rendre hommage au corps enseignant d’aujourd’hui. Ce sont trois priorités qui peuvent nous sortir du marasme et redonner du sens à la Tunisie.

Hatem Bourial Tunis-Hebdo du 10/06/2019




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