«La démocratie ne se limite pas à des élections» - Entretien Pierre ROSANVALLON

«La démocratie ne se limite pas à des élections» - Entretien Pierre ROSANVALLON
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Pierre ROSANVALLON, est un historien et intellectuel français. Titulaire de la chaire d’histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, ses travaux portent sur l’histoire de la démocratie. Il a cosigné un appel dans le journal Le Monde le 14 janvier 2011 pour fustiger le silence du gouvernement français au sujet des évènements tunisiens. Est-ce que la révolution tunisienne est une véritable révolution populaire ? Le terme de révolution désigne plusieurs types d’évènements. Historiquement, ce terme a d’abord été utilisé pour qualifier des formes directes de prises de pouvoir. C’est le cas par exemple d’octobre 1917 en Russie ou un groupe est parvenu au pouvoir par l’insurrection. Pour schématiser, on pourrait dire qu’il y a deux types de révolutions : les révolutions de conquête qui consistent à s’emparer de l’appareil d’État, et les révolutions d’effondrement qui se caractérisent, elles, par la démission d’un pouvoir devant la résistance de la société civile. C’est le moment de rencontre entre une société « qui ne veut plus » et un pouvoir « qui ne peut plus ». C’est le cas de la société civile tunisienne qui ne supportait plus d’être soumise à un régime répressif et mafieux. Arrive un moment mécanique de basculement où le pouvoir perd tout contrôle. Toute révolution de ce deuxième type provient donc d’impuissance des classes dirigeantes à continuer à maîtriser la société. Il existe un moment, mystérieux dans son déclenchement, où la société ne peut plus être gouvernée par la seule peur, où la coercition devient inopérante. Cela advient des lors que des forces intérieures et symboliques se disloquent. L’exemple du totalitarisme soviétique montre qu’il est resté fort tant qu’une forme d’intériorisation de la foi communiste opérait encore. Des lors que cette intériorisation se désagrège, les appareils de contrôle deviennent grippés. Le pouvoir s’effondre de lui-même à la faveur d’une révolte populaire. Ce fut le cas en Tchécoslovaquie, en Pologne… Cela signifie qu’une société ne peut pas être gouvernée simplement avec des institutions et un système répressif. Comment doit s’opérer la transition ? L’objectif de ce qu’on pourrait appeler une révolution civile ne vise pas à prendre le pouvoir mais à le renverser. Elle vise à mettre fin à l’inacceptable. Une fois le pouvoir renversé, démarre une phase transitoire où plusieurs modèles coexistent. Soit il existe des institutions suffisamment puissantes pour assurer la transition. Cela peut être l’armée ou tout autre groupe constitué suffisamment légitime pour incarner la transition et se voir transférer le pouvoir déchu. Ce n’est pas ce qui se dessine en Tunisie. L’autre modèle est celui de la table ronde ou se reconstruit expérimentalement un équilibre des forces sociales, syndicales, politiques et religieuses en présence. Un forum représentatif émerge sans tiers garant pour proposer une représentation transitoire acceptable par tous. Il n’y a pas de recettes pour cela, c’est l’expérience d’une chimie sociale qui trouve sa vérité dans l’expression d’un consensus. Ca peut se faire autour d’une commission électorale dont le rôle sera de préparer la tenue d’élections. Il y a bien sûr des risques dans cette expérimentation concrète de la démocratie. Le risque de voir des groupes influents défendre des intérêts particuliers, capables d’accaparer le pouvoir et de confisquer les bénéfices de la révolution. C’est ce qui s’est passé en Iran lorsque le Shah a été renversé par une révolution civile, exaspérée par un régime répressif, complétement débordé. Le pouvoir religieux s’est accaparé seul le fruit de cette révolution pour installer à son tour une dictature quelques années plus tard. En Tunisie, ce risque ne semble pas réel. Il n’y a pas de force en présence suffisamment légitime pour s’accaparer pour elle seule le fruit de cette révolution. Les anciens caciques du régime défendent certainement une politique d’intérêts mais ne sont pas en mesure politiquement de construire quoi que ce soit qui puisse s’imposer aux autres. Aucune autre force politique d’opposition n’est également dans cette position. Il faut donc aboutir à un consensus qui sera le fruit précisément de cette révolution civile. L’absence de leadership présente-t-elle un risque dans ce contexte ? L’absence de leadership dans l’opposition prouve que cette révolution n’est pas prête à être confisquée. En revanche, tout mouvement social a besoin d’une forme d’incarnation mais il n’y a pas d’urgence à cela. Il faut justement en profiter pour mettre le forum public au poste de commandement. On sent de toute façon une espèce de conscience populaire de ce qui doit se faire et de ce qui est acceptable. L’intelligence collective du peuple tunisien, avec toute sa vitalité et sa compréhension des rapports de force, est un bon guide du chemin à suivre. Ce forum démocratique a besoin d’espace d’expression pour accueillir la délibération. Cela nécessite une restructuration immédiate de l’espace médiatique au profit de cette nécessité. Que doit-on attendre de la démocratie ? La première définition de la démocratie est d’abord négative. C’est un refus de l’oppression, de la corruption et du mensonge. Mais c’est aussi une volonté d’émancipation. Le renversement d’une dictature est donc un moment important de la démocratie. Vient ensuite la construction dont il faut impérativement accepter la complexité. La démocratie est un rêve trop passager si on se contente de la réduire à des élections. La démocratie n’est pas seulement un régime politique. Elle est aussi une forme de société, une société des égaux et des semblables. Elle ne se limite donc pas à des institutions et des élections qu’il est aisé de falsifier. L’élection produit de la légitimité mais n’est pas une carte blanche donnée à ceux qui sortent victorieux des urnes. La démocratie doit au-delà des élections s’incarner dans la délibération, la séparation des pouvoirs, le pluralisme, ce qui interdit à quiconque de confisquer la légitimité du peuple. Les régimes dictatoriaux miment le jeu démocratique avec des élections truquées et des institutions inopérantes pour s’offrir une façade aux yeux du monde et verrouillent la pluralité au profit d’un parti unique et renient par la même la dimension sociétale de l’idéal démocratique. Quels rôles ont joué selon vous les nouveaux média ? Il ne faut pas en avoir une vision enchantée. La révolution tunisienne a d’abord était initiée par des gens pauvres qui sont descendus dans la rue. Ce sont eux, les sans-voix qui ont fait trembler le régime et qui ont risqué leur vie. Ce qu’il y a de neuf avec ces nouveaux média, c’est qu’avec eux, l’opinion publique s’incarne sans intermédiaires, de manière directe, brute, immédiatement accessible.  Au lieu d’être médiatisé par un sondage, un syndicat ou les médias qui sont autant de filtres, Internet permet de faire émerger une forme d’opinion publique matérielle, incarnée dans toute sa complexité, parfois volatile et versatile, mais bien réelle. Qu’avez-vous appris avec cette révolution ? La révolution tunisienne qui s’est déroulée sous nos yeux à une vitesse sidérante offre une opportunité d’analyser de façon très éclairante les conditions d’émergence de l’aspiration démocratique. En tant que chercheur, on dispose avec ce cas de tous les éléments en main pour appréhender précisément les règles de la physique de la résistance et de l’oppression, qui conduit à un basculement. Ce cas va se retrouver au cœur des études qui sont menées sur le sujet en sciences politiques. Comprendre la chute d’un pouvoir dans les conditions d’une révolution civile, c’est appréhender au plus près l’aspiration démocratique. L’autre question importante consiste à identifier ce qu’il y a de reproductible dans le cas tunisien. A ce titre le cas de l’Egypte est intéressant. Il y a des similitudes mais aussi bien des différences. A titre personnel, j’ai ressenti une profonde solidarité citoyenne avec ces évènements et en même temps un dégoût devant l’attitude du gouvernement français. C’est ce qui m’a conduit à signer une tribune dans le journal Le Monde.

Paris le 27 janvier 2011




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