Il était une fois, dans un pays lointain, très lointain, une tribu un peu spéciale, pour ne pas dire très spéciale. C’est la tribu des Zélites.
Cette tribu, qu’a-t-elle de spécial, au juste ? Les Zélites sont d’une intelligence rare, ou bien croient-ils ainsi, en se comparant aux tribus voisines, descendant pourtant du même ancêtre.
Leur superbe mépris pour ces «sous-doués» (à leur regard bien sûr) n’a d’égal que leur immense foi en leur supériorité présumée : les Zélites savent tout sur n’importe quel sujet, ils sont, en outre, passés maîtres dans l’art d’analyser, de commenter, de critiquer (et j’en passe) à propos de n’importe quel événement, ou de n’importe quelle affaire qui viennent déranger la quiétude des tribus voisines, voire lointaines.
Ils sont même capables de cogiter à propos d’un rien et d’échafauder des théories sur le néant, théories qu’ils assimilent à une science, un peu bizarre (au regard des autres tribus) qu’ils appellent philosophie.
Partant de ces aptitudes en matière de gymnastique intellectuelle, que les autres tribus s’avouent incapables d’exercer, la tribu des Zélites s’est placée au-dessus du lot des tribus du voisinage, dans une sorte de pyramide dont ils forment le sommet. «Les Zélites, disent-ils, discutent des idées, les tribus moyennes discutent des événements, les tribus médiocres discutent des personnes». (*). C’est à peine s’ils ne se prennent pas pour le «Peuple élu».
Mais cette caste, aussi supérieure qu’elle soit, n’est pas homogène à plusieurs points de vue. Les Zélites sont, en effet, divisés en deux grands clans. Il y a, tout d’abord, les Zélites qui habitent dans le quartier de la «Tour d’ivoire». Un quartier chic qui a emprunté son nom à une célèbre tour qui, bien que dominant le paysage environnant et permettant une vue aérienne superbe sur tout ce qui l’entoure, n’est pourvue d’aucune fenêtre !
C’est dans cette tour que se rencontrent les Zélites du clan sus-indiqué. Et ils y passent leur temps à palabrer, à discuter, à analyser, à commenter, à critiquer, à théoriser, etc., sans daigner jeter un coup d’œil sur ce qui les entoure… Et comment le pourraient-ils dans une tour sans fenêtres ?
Mais le grand paradoxe des Zélites de la Tour d’ivoire est qu’ils pensent, en leur for intérieur, qu’ils veulent le bien des autres tribus, alors qu’en vérité, ils ne font rien pour se rendre utiles auprès de ces gens ! Pire encore, ils ne sont jamais allés à leur rencontre !
Le second clan des Zélites est, par contre, plus ouvert, plus sociable. Certains de ces Zélites font même l’effort de se mêler aux autres tribus, afin de les conseiller, les aider… Mais, malheureusement, les résultats ne sont pas au niveau des espoirs escomptés.
Les résultats de ce semi-échec sont nombreux. Tout d’abord, les Zélites ne savent pas parler aux autres tribus, bien que tout le monde use du même dialecte. C’est que les Zélites, habitués aux grands débats intellectuels, manient, avec les autres tribus, moins instruites, un niveau de langue qui passe au-dessus des têtes de leurs pauvres interlocuteurs.
Et puis, ces derniers ne font pas confiance, d’une façon quasi naturelle, aux Zélites qu’ils considèrent comme une race différente, venue d’un autre monde et dont les membres, de surcroît, parlent de sujets difficiles et dans une langue incompréhensible. Enfin, les Zélites ne sont pas très aimés par les chefs des tribus où ils essaient de s’incruster.
On juge souvent qu’ils sont dangereux, voire subversifs, de par les idées ou les projets qu’ils proposent. Pour éviter toute malsaine contagion, les chefs font tout pour empêcher le contact entre les Zélites et leurs peuples. Et ils les jettent dans les prisons quand il le faut. A moins qu’ils ne les achètent, contre monnaie sonnante et trébuchante ou en les intégrant dans les conseils de leurs tribus, pour qu’ils cessent tout contact avec leurs sujets.
Mais ce qui fait le plus mal aux Zélites, tous clans confondus, c’est que, malgré tout le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes, ils se trouvent souvent dénigrés par les tribus voisines, un peu par jalousie, mais aussi parce que certains pensent que les Zélites ne leur sont supérieurs en rien.
«Les Zélites, c’est la canaille», disent quelques-uns. D’autres préfèrent à l’insulte une critique plus ou moins objective: «Les Zélites vivent de l’ignorance des peuples», ou essaient de minimiser l’influence des Zélites : «On ne refera pas l’unité des tribus par les Zélites, on la refera par la base».
Faut-il alors se débarrasser des Zélites ? Certaines tribus se posent cette question, mais sans trop espérer. Car tant qu’il y aura des hommes, il y aura des élites !
Adel LAHMAR
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* Les citations de cet article sont dues, après quelques retouches, à Jules Romains, Henry Becque, un Anonyme et Georges Bernanos.