Habib Jemli l’avait nommé ministre auprès du chef du gouvernement, chargé des Affaires économiques, la même fonction qu’il occupait dans les gouvernements Hamadi Jebali, puis Ali Laarayedh. Ali Chebbi, expert international auprès du programme des Nations unies pour le développement (PNUD), nous livre, dans cet entretien, ses impressions sur les politiques économiques du gouvernement, les réformes que celui-ci a mises en œuvre et son point de vue sur la fiabilité du programme présenté par la délégation tunisienne au FMI. Pour lui, l’urgence serait que « le gouvernement actuel mobilise d’abord les ressources locales en annonçant que la « Tunisie est catastrophée… » !
Tunis-Hebdo : Comment jugez-vous l’efficacité des politiques économiques face aux problèmes de finances publiques ?
Ali Chebbi : La réponse aux problèmes de finances publiques est, depuis au moins 5 ans, très simpliste et à défaut d’aiguillage. Elle synthétise, en effet, l’instabilité politique et les conflits d’intérêt institutionnels (exemple, l’Exécutif vs le Parlement, ou la BCT vs le MF).
La manière partielle et purement comptable de traiter les finances publiques, qui est surtout fondamentalement économique, semble avoir pesé lourd sur ses propres objectifs, à savoir l’assainissement financier des caisses sociales, la mise en œuvre effective des réformes des entreprises publiques ainsi que la prise en charge des coûts sociaux de ses réformes.
T-H : Peut-on imputer les limites des politiques économiques au caractère contraignant des réformes accompagnant le prêt-FMI et à la lourdeur des procédures de promulgation des lois ?
A.C : Ceci ne nous semble pas si exact puisque lesdites réformes ne sont pas articulées exclusivement autour du développement autant qu’elles concernent plus les équilibres financiers, voire macro-économiques globaux et leur viabilité. D’autre part, l’arsenal juridique existant n’est pas si contraignant pour initier des réformes.
Toutefois, si l’on tenait en compte les cycles politico-économiques, nous comprendrions mieux les mesures de court terme prises par les gouvernements successifs, au moins depuis 2016. Une gestion de la crise sanitaire qui se démarque des normes managériales standards.
« L’Etat a raté l’occasion
de transformer la crise en une opportunité »
L’Etat était quasiment absent dans la mobilisation de la population et sa sensibilisation, il n’était pas proactif, il a manqué de coordination, et a raté l’occasion de transformer la crise en une opportunité à la Schumpeter.
Le contexte macro-économique courant est marqué par un espace fiscal très réduit. Le déficit public, toujours non-soutenable depuis 2015, a augmenté de manière vertigineuse (11,5 % du PIB, hors dons).
Pour ce qui est de l’inflation, si celle-ci a été freinée en raison de la contraction de la demande intérieure et de la baisse des prix internationaux de certains produits, comme les carburants, des pressions inflationnistes dans les semaines à venir seront inévitables, ce qui réduirait les marges de manœuvre de la politique monétaire.
La fragilité provient aussi de l’incertitude quant à un retour au rythme habituel de la croissance, puisque du côté de la demande il y a une tendance à supprimer les subventions et compromettre l’augmentation salariale mais aussi à diminuer l’enveloppe budgétaire dédiée à l’investissement public à cause de l’étroitesse de l’espace fiscal.
Du côté de l’offre, nul n’est certain que des politiques industrielles soient de mise du moins jusqu’à présent. De ce point de vue, le rebond statistique attendu en 2021 n’aurait pas d’ampleur effective au vu d’une saison agricole et touristique ratée et le quasi-nul effet du stimulus fiscal de la politique budgétaire.
Tels sont les faits saillants de la situation actuelle vue par tout le monde y compris les institutions financières internationales dont le FMI.
« Des pressions inflationnistes
dans les semaines à venir seront inévitables »
T-H : A propos du FMI. Pensez-vous que l’institution de Bretton Woods concèdera un nouveau programme d’aide au gouvernement après que celui-ci a commencé à mettre en œuvre certaines réformes, celles relatives notamment à la réduction des dépenses de subvention ?
A.C : Le FMI aurait considéré que les réformes prescrites dans la fameuse matrice accompagnant le prêt-FMI n’ont pas été totalement achevées selon les »indicateurs quantitatifs » retenus au début et lors des revues périodiques de son staff. Je pense que le gouvernement a fait preuve d’opacité puisque il ne met pas les Tunisiens au courant de l’évolution de ses négociations avec le FMI, ni sur les solutions précises qu’il envisage pour au moins boucler le budget de 2021.
Tout ce que l’on sait est qu’il a besoin de 4 milliards de dollars et que le FMI s’est montré ‘‘rigoureux’’ face aux propositions tunisiennes dont certaines ne le concernent pas, comme la levée de subvention sur les produits de base dont le vis-à-vis est la BM, outre la libéralisation du compte capital, càd, du marché financier.
Certaines réformes sont trop générales, voire non-opérationnelles, telles que celles portant sur le secteur informel et réforme des entreprises publiques et des caisses de sécurité sociale. D’autres sont trop optimistes pour ne pas dire irréalistes, telles que l’allègement fiscal et surtout les prévisions très élevées de croissance pour la période 2021-2023.
De son côté, le FMI exigerait, selon sa mission originelle et sa pratique habituelle, une structure budgétaire viable privilégiant la réduction de la part des salaires publics dans le PIB, supposée être produite par des techniciens de haut niveau et réservant une enveloppe consistante à l’investissement public, la poursuite de la mise en place d’un régime de change de plus en plus flexible et d’un système bancaire résilient, des mécanismes redistributifs allégeant le fardeau des subventions des carburants sur les dépenses publiques.
« Ni le programme présenté par la délégation tunisienne
ni la garantie de gouvernance
ne semblent recevables par le FMI »
Malheureusement, ni le ‘‘programme’’ présenté par la délégation tunisienne qui, maladroitement et curieusement, n’était pas technique, ni la garantie de gouvernance ne semblent recevables par le FMI.
T-H : Cela sous-entend que le FMI nous refuserait un programme d’aide ?
A.C : Le FMI ne refuserait pas le recours de la Tunisie à son aide sauf sous des conditions strictes avec une réponse non-immédiate. Là, l’étau se resserrerait sur les finances publiques tunisiennes et tous les scénarios seraient possibles à envisager :
(1) un rééchelonnement de la dette extérieure avec ses conséquences sur les choix économiques souverains, (2) un prêt-FMI de valeur minimale, juste pour la gestion courante de certains engagements financiers dans l’attente d’une stabilité politique espérée.
Cependant, d’un autre côté, il faudrait que le gouvernement actuel mobilise d’abord les ressources locales en annonçant que la ‘‘Tunisie est catastrophée’’ et que tous les nationaux devraient adhérer au sauvetage, par la contrainte et la raison d’Etat s’il le faut.
Propos recueillis par Chahir CHAKROUN
Tunis-Hebdo du 12/07/2021