Et si je tentais un néologisme qui s’est imposé à moi ces derniers jours, passés sur la route d’un Magical Mystery Tour que les Beatles ou Enrico Macias auraient pu chanter ?
Pourquoi ne pas dire « rêvenir » pour souligner qu’un retour peut être rêvé, vécu comme un rêve puis révélé dans une fusion entre soi et le pays où l’on revient ? Cette réflexion concerne d’ailleurs tous les retours fussent-ils provisoires, à l’aune des vacances d’été.
Dans les diasporas tunisiennes, ces retours sont souvent vécus dans la nostalgie, la recherche du temps perdu et ce qui reste de la vie familiale. Dès lors, rêvenir pourrait devenir un verbe actuel et concerner toutes celles et ceux qui subliment les retrouvailles avec le pays.
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Je n’ai jamais eu de certitudes, mais plutôt des convictions au diapason desquelles j’ai toujours vécu même si elles pouvaient paraître lyriques, nébuleuses ou infiniment ténues.
Si je le dis maintenant, c’est parce que je vis ces derniers jours, dans un lien en train de se tisser imperceptiblement, un lien insécable entre mon pays, ses enfants où qu’ils soient et cet inébranlable en moi qui me réveille chaque matin pour remettre l’ouvrage sur le métier.
Virgile et les muses
Depuis une semaine, j’accompagne un groupe d’amis qui a en commun le judaïsme et la Tunisie. Ces amis sont rêvenus au pays natal dont certains n’avaient pas foulé le sol depuis plus de cinquante et soixante ans.
Ils ont fait ce pas, un pas d’abord hésitant et taraudé par le doute, un pas ensuite peu assuré car l’écume de l’actualité impose des prudences élémentaires, un pas dès lors curieux de tout comme une éponge qui boirait le moment, un pas enfin qui reconnaît l’humus d’où nous nous exhumons et retrouve un sens hier encore aboli.
J’ai l’air de philosopher. Probablement parce que je n’ai pas encore pleinement assimilé ce que je projetais d’écrire et que je cherche à gagner du temps en bottant en touche, dans les limbes du rêve et du retour.
Ces dernières journées ont été intenses et très prenantes. Les émotions s’échevelaient en cascades ininterrompues et, à chaque instant, il fallait écouter et ressentir ce qu’une quinzaine d’autres personnes revivaient en leur for intérieur.
Je suis au mitan d’une quinzaine de mémoires vives qui se dérouleraient comme un carrousel d’images, d’odeurs, de mots d’abord furtifs puis se conjuguant à l’impératif du verbe « rêvenir » qui s’est imposé à moi.
« Je n’ai jamais eu de certitudes,
mais plutôt des convictions
au diapason desquelles
j’ai toujours vécu
même si elles pouvaient paraître
lyriques, nébuleuses ou infiniment ténues »
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Rêvenir à la source comme un saumon qui remonte à l’origine. Rêvenir comme Loth qui préfère obéir à la transcendance au lieu de se retourner sur les cendres foudroyées.
Rêvenir au pays natal car il est à la fois irréfutable et s’éloigne dans les strates de l’oubli. Enfin rêvenir à soi, cette identité profonde qui est le souvenir enfoui, la scène de l’enfance, le topo de nos vies et aussi la mémoire des sépultures.
Tous les mystères sont profonds mais le nôtre n’a rien d’énigmatique puisqu’il n’en est pas un. Nous tous, vivons une remontée des racines et autant que nous sommes, retrouvons les germes intacts de ce qui nous fonde siamois.
Nous sommes ensemble, presque identiques, dans ce même corps-nation qui est loin d’être une chimère. Nous sommes pourtant séparés, à la limite déchirés et rompus, objectivement ici et ailleurs mais portant le même pays natal.
Nous le réalisons inconsciemment car pour le moment, ce n’est qu’un rêvenir, un désir qui nous aiguillonne, une tension l’un vers l’autre que nous avons la chance de ne pas réfréner. En quelque sorte, nous abolissons la distance et la différence qui séparent pour le dénominateur commun qui est notre socle irréfragable.
Cet effort collectif que nous ne réalisons pas tout à fait, demande beaucoup d’énergie. L’autocar qui nous transporte d’un lieu de vie à un lieu de mémoire, en devient à l’image d’un melting pot en effusion, d’un creuset d’où nous rejaillissons tels que nous fûmes au passé antérieur.
La glaise d’antan
Nous savons que nous sommes un chantier du possible. Nous. Nous Tunisiens. Nous Tunisiens dans notre diversité, notre humour, notre générosité, notre être dans le monde hors les idéologies et les miroirs aux alouettes. Nous Tunisiens, chacune et chacun porteurs d’une étincelle de souveraineté et toujours libres, fondamentalement libres de choisir nos ipséités respectives.
Dans quelques heures, nous reprendrons la route à la rencontre de ce que nous sommes. Nous continuerons à plonger dans nos racines décimées mais toujours exubérantes de vie, notre vivre-ensemble laminé mais perpétuellement renaissant.
Nous marcherons ensemble, synodaux, comme pour une prière, en quête de communion et de retrouvailles ferventes, comme un rêvenir ardent, palpable et convaincu.
Nous sommes faits de cette argile que nos ancêtres nommaient « fokhar bekri », la glaise d’antan dont nous ont pétri nos parents, nos écoles, nos valeurs et le sphinx toujours renaissant de notre diversité.
« Nous sommes ensemble,
presque identiques,
dans ce même corps-nation
qui est loin d’être une chimère »