La Tunisie a, de tout temps, été l’un des berceaux de la chanson arabe. Sur le transistor ou à la radio, les chants traditionnels de Saliha et les balades de Salah Khemissi n’ont jamais cessé d’agrémenter de leurs notes la vie des Tunisiens.
Mais depuis une vingtaine d’années, la chanson tunisienne n’a guère évolué. Bien que la plupart des artistes d’aujourd’hui possède un instrument vocal de qualité, ils n’ont pas réussi à s’extirper du répertoire classique édité par les grands paroliers d’antan tels que Ridha Khouini, Abdelmajid Ben Jeddou et Mahmoud Bourguiba. La faute incombe à une pénurie d’auteurs contemporains ou à une peur de la nouveauté ?
A 30 ans, Mohamed Ali Chebil est l’étoile montante de la chanson tunisienne. Doté d’une voix mélodieuse et d’un timbre exceptionnel, « Dali », pour les intimes, nous parle de son univers et de ses ambitions. Entretien :
T.H. : Qu’est ce qui vous a poussé à devenir chanteur ?
M.C. : La passion ! Depuis tout gosse, j’aimais ça. J’avais huit ans quand j’ai commencé à chanter. Nous avions un cheikh à l’école primaire qui nous enseignait les chants de la « soulamia » (chants religieux). Ça m’a de suite beaucoup plu ! Quelques leçons plus tard, on m’offre mon premier bendir. A onze ans, j’entre au conservatoire de Menzel Bourguiba, puis après le BAC, j’entre à la Rachidia et à l’Institut supérieur de musique de Tunis où j’apprends le chant et le luth. Ces études m’ont permis de décrocher mes diplômes en musique arabe et tunisienne. Aujourd’hui, j’enseigne le malouf, le chant et le luth à la Rachidia.
T.H. : Quelles ont été vos influences artistiques ?
M.C. : Oum Kalthoum, Mohamed Abdelwahab et Charles Aznavour. Je les apprécie pour leur carrière, leur choix des chansons qu’ils interprètent et la façon dont ils gèrent leur équipe. Un type comme Aznavour, bien qu’il soit petit de taille, il remplit la scène de sa présence. Vous ne voyez que lui !
T.H. : Est-ce qu’on vous a déjà comparé à un chanteur en particulier ?
M.C. : On m’a souvent comparé à Zied Gharsa, ce qui est un très beau compliment, bien évidemment. On arrive toujours, involontairement, à développer des caractéristiques des chanteurs qu’on aime ou qui nous inspirent. Quand je chante « Al Barima », je me mets instinctivement et automatiquement dans la peau de Cheikh El Afrit, bien qu’on n’ait pas du tout la même voix. Ça m’aide beaucoup à m’améliorer, soit dit en passant.
T.H. : De quoi souffre la chanson tunisienne en ce moment ?
M.C. : La chanson tunisienne ne souffre pas en tant que telle. Nous avons des compositeurs, des paroliers, des musiciens et des ingénieurs du son qui sont vraiment excellents. Le véritable problème, c’est qu’on prive le public de découvrir de nouvelles chansons. On préfère toujours faire venir un étranger parce que c’est plus rentable ou bien, parce qu’il est étranger, c’est que forcément, il est bon. Nous vivons en Tunisie, nous parlons tunisien et pourtant, lorsqu’on accorde une petite heure à un jeune artiste tunisien qui souhaite présenter son travail, les chaines de la télévision nationale s’affolent comme s’il s’agissait d’un événement rare et exceptionnel. Malheureusement, c’est le cas ! On ne donne pas assez le micro à nos jeunes et c’est bien dommage. En clair, notre politique de marketing vis-à-vis des chansons tunisiennes est nulle !
T.H. : Ne sentez-vous pas que le public s’est lassé d’écouter les mêmes chansons qui datent des années 60 ?
M.C. : Le public est intelligent, lorsqu’il ne veut plus écouter tel ou tel genre, il arrête. Dans ce cas, ceux qui contrôlent les programmations musicales vont eux aussi changer de registre. A une certaine période, on écoutait du Jamoussi à tue-tête, le public en a eu marre et donc, on a basculé sur du Ali Riahi. Quand le public s’est lassé de Ali Riahi, on a eu Ahmed Hamza. Et c’est reparti pour un tour ! En revanche, on propose toujours de vieilles chansons parce qu’elles constituent des valeurs sures et rentables. Aucune chaîne, ni aucune radio ne se risquerait de passer quelque chose de nouveau même si ce quelque chose est de très bonne qualité. Pourquoi ? Parce que la majorité des gens n’ont pas l’oreille musicale. Certains vont vous dire qu’ils aiment Oum Kalthoum parce que leur père ou leur mère avaient l’habitude d’écouter Oum Kalthoum. Beaucoup de gens apprécient les anciennes chansons non pas pour leur qualité musicale mais parce qu’elles leur rappellent leur jeunesse et le bon vieux temps, « ya hassra » comme on dit. Aujourd’hui, même les chanteurs confirmés souffrent de ce phénomène. Pour faire découvrir une nouvelle chanson au public, ils sont obligés de chanter d’abord deux ou trois chansons du répertoire classique pour ensuite présenter leur œuvre en espérant que le public adhère. Il faut montrer que l’on maitrise l’ancien pour pouvoir présenter du nouveau.
T.H. : Quelles sont vos ambitions à court et à moyen termes ?
M.C. : J’ai un projet qui s’intitule « Mina Nawa variations ». C’est un spectacle de chant d’une heure dix que j’ai réalisé en compagnie de mon partenaire et ami Jihed Khmiri. Nous voulons qu’il soit entendu dans toute la Tunisie car il a une approche novatrice du malouf et du jazz. Nous avons déjà fait une représentation le 27 juillet dernier à Hammamet et ça c’est très bien passé. Il faut savoir qu’un extrait d’environ vingt minutes de ce spectacle est inséré dans la pièce de Radhouane El Meddeb, « Face à la mer », qui a connu un très grand succès en Europe. Actuellement, on a étudié les propositions émanant de différentes villes de Tunisie pour la représentation de « Mina Nawa variations ». On croise les doigts pour que ça marche.
Propos recueillis par Mohamed Habib LADJIMI
Tunis-Hebdo du 20 Août 2018