Voici quelques phrases délicates de l’ami Lotfi Essid. Elles me semblent parfaites pour prendre congé de Ramadan. Avec de belles tournures et beaucoup d’à propos, la plume de mon ami écrivain rend hommage subrepticement à tout ce qui fait notre relation au mois saint.
« Une fois par an, il reprend du service. Il a dans nos contrées une bonne réputation. Il accorde, du jour au lendemain, un moratoire sur le commerce de la vie et ne demande aux croyants que de se repaître juste avant le jour et juste avant la nuit.
D’aucuns lui font une cour assidue, d’autres s’y font sans grand entrain. Et ceux qui ont la foi mais au jeûne ne sont pas enclins, se donnent l’absoute en gardant tout le mois en tête et parfois sur papier, une dispense à l’attention du Seigneur, dictée par un loyal médecin.
Ramadan a plusieurs titres qui vont du faiseur de miracles à la star de la télé. Les femmes, éprises, l’adorent ; sans doute parce qu’il redresse, un laps de temps, les torts de leurs maris.
Les enfants l’apprécient parce qu’ils partagent avec lui une certaine candeur ; et qu’il leur accorde plus de liberté en distrayant leurs parents et aînés. Les télévisions et radios rivalisent, et peu importe ce qu’elles disent, puisqu’en ramadan, l’ouïe et la vue se déguisent.
En ramadan, des exégètes cabotins trouvent toujours un strapontin et sont scrupuleusement écoutés. Ils débitent un chapelet de fabuleux récits, de dogmes apocryphes et de discutables épopées.
Et dans la rue, que de subtiles conduites pour apaiser les envies. Il n’est pas question de se vautrer dans l’impie ; en revanche s’habiller de foi est fort bien vu. Et ceux qui ont besoin de boire et de fumer, rasent les murs et se glissent comme des fumeurs d’opium dans des lieux aux rideaux tirés.
Il y a aussi les rouspéteurs, qu’on appelle haschischins quand ils deviennent violents. Et, les pacifiques, comme cet homme, armé de patience, qui déambule entre les étals du marché, arborant un sourire idiot et humant paisiblement et préliminairement à la rupture du jeûne, les odeurs des nourritures terrestres ».
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Quelques réflexions pour nourrir notre pensée. Au hasard des lectures, j’ai glané ces citations de Picasso, Einstein ou Bachelard. Elles disent chacune des vérités élémentaires qu’il est toujours bon de rappeler. Commençons avec ces mots de Picasso.
« On vit dans un monde affreux, notre ami Matisse veut peindre un monde beau mais peindre ne se résume pas à montrer la beauté, il y a trente ans j’ai appris une leçon que je n’ai pas oublié, j’étais en train de perdre mon premier amour quand j’ai découvert le musée du Trocadéro, j’ai trouvé que c’était répugnant comme aujourd’hui, je voulais m’en aller mais je suis resté, et enfin je les ai vu, il y en avait des dizaines et des dizaines, j’ai immédiatement compris que ces masques n’avaient rien à voir avec les statues de Matisse, ce n’était pas de l’art, c’était de la magie.
J’ai vu qu’ils étaient tous une représentation de l’hostilité, les femmes, les enfants, les animaux, tout était hostile. Et j’ai fini grâce à ces masques par comprendre le sens de la peinture comme une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, et j’ai su pourquoi j’étais artiste, mon pinceau était mon arme, la toile, mon bouclier, ma protection, je savais ce que je devais faire, je devais aller chercher la laideur cachée dans la beauté …Vous êtes différente des autres, vous voyez la beauté cachée derrière ma laideur ».
Picasso : « …je savais ce que je devais faire, je devais aller chercher la laideur cachée dans la beauté …Vous êtes différente des autres, vous voyez la beauté cachée derrière ma laideur ».
Einstein a dit pour sa part qu’il détestait l’école et le sport lorsqu’il était enfant. Voilà ses mots si troublants : « L’école m’a laissé tomber, et j’ai laissé tomber l’école. Cela m’a ennuyé. Les professeurs se comportaient comme des sergents. Je voulais apprendre ce que je voulais savoir, mais ils voulaient que j’apprenne pour l’examen. Ce que je détestais le plus, c’était le système de compétition là-bas, et surtout le sport.
À cause de cela, je ne valais rien, et plusieurs fois ils m’ont suggéré de partir. C’était une école catholique à Munich. Je sentais que ma soif de savoir était étouffée par mes professeurs ; les notes étaient leur seule mesure. Comment un enseignant peut-il comprendre les jeunes avec un tel système ? Dès l’âge de douze ans, j’ai commencé à soupçonner l’autorité et à me méfier des enseignants. »
Lisons enfin ces quelques phrases de Gaston Bachelard : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. Le vocable fondamental qui correspond à l’imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. »
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Terminons par cette « Leçon canine » que nous administre l’excellent Gérard Haddad. Il aurait pu nous parler de chats mais ce sont des chiens qui nous apprennent au fond la même chose. Suivons plutôt le fil de la pensée de l’ami Haddad et délectons-nous de cette anecdote si révélatrice de l’empathie de nos amis les animaux.
« Némo est le nom de mon chien, un sympathique carlin – est évidemment un peu lacanien. Je le soupçonne d’avoir lu l’article du Maître, « Le stade du miroir ». Il est fasciné par la moindre surface réfléchissante, les vitrines des magasins, la paroi de ma bibliothèque en acajou verni, la plaque de cuivre sur le portail de l’immeuble et, bien sûr, le miroir de l’ascenseur.
Il se plante devant, immobile un instant, en position d’attaque, avant de se jeter violemment sur la surface réfléchissante dans un sorte de joute imaginaire où, il doit sûrement se faire mal en cognant à la paroi. Je lui répète avec le sourire le plus jubilatoire : « Mais c’est ton image, petit Nemo ! Regarde comme elle est belle ! » Rien n’y fait. Il semble détester cet étranger, il se bat avec lui. Il veut lui interdire l’accès à son espace, à sa demeure. Il aboie de rage.
En désespoir de cause, j’ai consulté Mireille, une psy de chien. Ça existe. Elle m’a tout de suite éclairé. Les animaux, sauf certains primates, ne reconnaissent pas leur image spéculaire. C’est le propre des humains. Le comportement de Némo m’a longtemps laissé rêveur Jusqu’au jour où…eurêka ! Je compris la profonde leçon que mon chien m’enseignait. Les canins ne sont pas les seuls êtres à ne pas reconnaître leur image. De nombreux humains souffrent du même grave handicap. Lesquels ? Les racistes par exemple, les adeptes de l’apartheid.
Les canins ne sont pas les seuls êtres à ne pas reconnaître leur image. De nombreux humains souffrent du même grave handicap
Le raciste devant un autre humain est parfois pris de la même rage que Némo devant son image. Il a le même problème que les chiens avec le stade du miroir. C’est à dire qu’il ne reconnaît pas cet humain qu’il croise comme son semblable mais comme un être repoussant, inférieur et sans doute un ennemi mortel, auquel il faut surtout ne pas se mêler.
Il faut donc qu’il le tienne à distance, qu’il n’entre pas dans son espace, dans son immeuble, dans son restaurant, qu’il ne s’asseye pas sur le même banc que lui. Bien sûr l’idéal serait de le tuer, mais cela n’est pas toujours possible.
Donc confronté à cette impossibilité, le raciste, quand il est le plus fort, adopte une organisation inspirée de cette vieille invention sud-africaine, venue de l’Afrique du sud d’avant Mandela : l’apartheid. Dans ce système les hommes ne naissent pas égaux en droits et en devoirs, à Dieu ne plaise !
Ce comportement canin tend hélas à se répandre de plus en plus parmi les peuples, y compris chez certains de haute culture, comme cela se produisit déjà en Allemagne.
Lorsque je compris cela, je conçus pour mon chien Némo une immense gratitude, laquelle se traduisit le jour même par une double ration de croquettes versée dans son écuelle ».
Et voilà qui est bien dit ! Avec ces dernières lueurs, alors que le mois de Ramadan s’est déjà éloigné, nous ouvrons une nouvelle page dans l’année liturgique. Aïd El Idha montre déjà le bout de son nez !