Comment donner l’impression d’avancer tout en reculant ? En jouant aux talismans, pardi. A ce train-là, le risque est grand de voir la Constitution traîner encore longtemps en longueur, ajournant les échéances qui en dépendent, alors que le peuple est à bout de souffle et le pays au bord de l’implosion.
Chaque fois qu’on croit franchir une difficulté au terme de discussions épuisantes et de marchandages calculés presque au gramme près, on se heurte au même obstacle refaçonné de manière différente, plus «fine», plus rusée, deux ou trois chapitres plus loin.
Un jeu sournois qui en dit long sur le prétendu esprit de compromis que d’aucuns se gaussent d’entretenir à coups de déclarations solennelles fracassantes, mais qui ne font, en vérité, qu’entraver le processus et brouiller les cartes. C’est à croire que les mots ont des significations opposées. Ils désignent un sens et son contraire.
On l’aura largement prouvé, ces derniers jours, avec le démarrage des débats sur l’avant-projet de la Constitution, lequel a déçu plus d’un et ramené sur terre tous les rêveurs qui avaient cru, un peu trop hâtivement et naïvement, au paradis républicain et démocratique.
Première ambiguïté de taille, enveloppée d’un épais brouillard : le caractère civil de l’Etat est loin d’être évident dans le nouveau projet de la Loi Fondamentale. Sans doute, l’expression «Etat civil» est-elle bel et bien énoncée dans le troisième paragraphe du préambule. Mais elle se trouve pratiquement vidée de son sens par l’article 148, lequel stipule, entre autres, que «L’Islam est la religion de l’Etat». Le grand juriste tunisien Iyadh Ben Achour critique cet article, affirmant que «de tels propos peuvent s’interpréter de diverses manières, pouvant aller jusqu’à la considération de l’islam comme unique source de législation, avec toutes les conséquences pouvant en découler». Pour lui, il est possible de parvenir à des interprétations wahabites de l’islam ou à abolir le Code du statut personnel «si on n’élimine pas le flou qui accompagne tous ces textes».
Un Etat civil ou religieux ?
L’inquiétude du professeur Ben Achour est entièrement partagée par un autre grand juriste, Ghazi Ghraïri. Pour lui, la Tunisie, a été pendant longtemps le seul Etat civil dans le Monde arabe. Or, souligne-t-il, le paragraphe 3 du préambule parle de l’Etat civil comme objectif. Cela est en soi très éloquent. Il marque un grand recul dans le concept de l’Etat dans le nouveau projet de Constitution. Pire, il achève son caractère civil. Ghazi Ghraïri relève ce qu’il considère une contradiction criante entre l’article 148 qui affirme que l’islam est la religion de l’Etat et le caractère civil de ce même Etat. «Car un Etat civil n’a pas de religion».
Les deux éminents juristes sont d’avis qu’en définitive ledit article prête beaucoup à confusion et qu’il peut entraîner «beaucoup de débordements d’ordre religieux». Quant à l’avant-projet, dans son ensemble, il «appliquera indirectement la Chariaâ», ce qui constituera une «réelle menace aux libertés et facilitera l’installation d’une dictature religieuse».
Autre carence notoire relevée par les juristes dans cet avant-projet constitutionnel : l’absence d’une référence claire et nette à la déclaration universelle des Droits de l’Homme dans son acception globale et surtout l’absence de référence à la liberté de conscience et du culte font de ce projet une source d’inquiétude. Pour Kaïs Saïed, constitutionnaliste de renom, cette omission ouvre la porte à tous les dérapages. Elle permet en particulier à la Chariaâ de porter atteinte à la liberté, voire permettre au «totalitarisme de refaire surface sous forme de théocratie religieuse.» Après avoir donné l’impression d’être parvenue à un consensus sur la question de la religion, Ennahdha semble tourner casaque. La Chariaâ est de nouveau à l’ordre du jour. Et les députés nahdhaouis évoquent désormais ouvertement ce chapitre ainsi que l’interdiction de l’avortement.
Des milices légales…
Le texte du projet de la Constitution est, par ailleurs, truffé de pièges. L’article 95 est une sorte de gros ver dans le fruit. Elaboré de manière apparemment «neutre», il porte en son sein les germes d’un mal très pervers. Voire. L’article en question stipule ni plus ni moins le droit de créer des organismes et des corps armés parallèles à l’armée nationale et aux forces régulières de sécurité, à condition d’être régis par une loi. Les Tunisiens, qui ne sont pas dupes, ont vite saisi la portée du stratagème. La fameuse vidéo de Cheikh Rached Ghannouchi, tournée clandestinement, est vite revenue à l’esprit. On a parfaitement compris l’objectif de cet article, qui avait entretenu toutes les discussions pendant des semaines.
Au cours des débats qui se poursuivent aussi bien dans l’enceinte de l’Assemblée Constituante que dans divers forums locaux et régionaux, la société civile participe en grand nombre et apporte sa voix au chapitre, faisant montre d’une importante maturité politique. Elle a beaucoup critiqué la non-conformité de ce projet constitutionnel avec les conventions internationales que la Tunisie a pourtant signées. M. Sadok Belaïd, l’expert juridique bien connu, résume le sentiment qui prévaut en ces termes : «L’avant-projet de la Constitution ne correspond pas aux espoirs de la révolution». Dont acte.