Pour tenter d’analyser le phénomène de l’intégrisme en Tunisie, pour essayer de comprendre la violence politique et confessionnelle, les commentateurs ont tendance à privilégier une approche strictement liée à la sociologie de notre population.
Ainsi, on invoquera pour saisir ces phénomènes, le chômage, la pauvreté, la marginalisation, l’ignorance, l’inadaptation urbaine des ruraux, etc. Depuis les révolutions du supposé Printemps arabe, on invoque aussi l’activisme wahabite, l’argent du Golfe ou la propagande acharnée des prédicateurs rigoristes via un impressionnant réseau de télévisions satellitaires.
Ce faisant, les analystes déplacent leur réflexion du champ sociologique vers le champ culturel. En soi, cette translation permet de mieux appréhender la réalité de ce qui se joue sous nos yeux. En effet, les crises nées du Printemps arabe peuvent mieux être comprises si on se situe dans un contexte privilégiant les tiraillements internes que vit l’islam sunnite.
Le sunnisme est aujourd’hui à la croisée des chemins avec des attaques en règle contre la lecture malékite, réputée la plus libérale. Ces cabales contre l’islam traditionnel tunisien sont menées par des intégristes du Golfe arabique, allies à des Tunisiens dont ils financent cette croisade culturelle.
Du temps de Bourguiba ou de Ben Ali, ces ingérences flagrantes n’auraient jamais été possibles. Aujourd’hui, alors que les islamistes tunisiens se sont installés au pouvoir, cette stratégie de déstructuration du rite malékite de l’intérieur peut se déployer et bénéficier d’évidentes complicités institutionnelles.
En ce sens, nous avons vécu plusieurs agressions culturelles qui vont de la prise de contrôle de la vénérable Zitouna aux tournées fulminantes d’illuminés saoudiens. Ces agressions qui sont autant de crimes contre le génie des lieux ont ainsi pris diverses formes : incendie de mausolées, accoutrements intégristes, salafisation des esprits et de l’enseignement et même maquis terroristes et fatwas fascisantes.
Il est clair qu’une guerre culturelle est menée contre la Tunisie par un islam wahabite qui n’a jamais accepté l’exception maghrébine et compte bien saisir cette occasion historique de la présence au pouvoir d’agents bienveillants pour réaliser ce dessein d’essence impérialiste. Il faut le réaliser : c’est la souveraineté de la Tunisie qui est visée, son identité malékite qui est déstabilisée, notre indépendance morale de l’islam wahabite qui est en jeu.
Dans cet esprit, il est intéressant d’établir un parallèle avec les situations turque et marocaine. Dans ces deux pays, nul parmi les islamistes au pouvoir n’a négocié avec la puissance impériale saoudienne (du moins les émirs de Ryad se perçoivent comme tels au nom du contrôle des lieux saints et des pétrodollars) une dilution de son identité religieuse.
A ce que je sache, l’islam turc n’a pas subi d’offensive wahabite accueillie avec bienveillance par le pouvoir politique. Tout comme au Maroc, la figure tutélaire du roi demeure la garante de la voie médiane marocaine et de la modernité raisonnée qui constitue la vulgate politico-culturelle de ce pays.
La Tunisie de 2013 subit une autre pression de taille : celle des nationalistes arabes, avec leurs divergences et leur quête d’un nouveau centre encore introuvable. Après la chute de Bagdad dont le Baath avait relayé la défaillance du nassérisme, après la disparition de Kadhafi, les troubles en Syrie et la montée des Frères musulmans en Egypte, les panarabistes se présentent aujourd’hui en ordre dispersé.
Toutefois, ils continuent à nier l’identité tunisienne qu’ils désirent fondre dans le moule fantasmé de la nation arabe. Ils prônent toujours la dilution des régions arabes dans la nation dont le territoire s’étend du Golfe à l’Atlantique. La Tunisie, de nos jours encore, subit leur pression politique et culturelle, surtout dans le sud du pays où ils sont particulièrement actifs.
Pour les nationalistes arabes, la Tunisie doit se contenter de son arabité et tourner le dos à son passé berbère et sa racine latine, c’est à dire qu’elle doit s’abstenir aussi bien d’un possible regain de berbérité que de l’usage courant de la langue française. Dans leur délire culturel, certains panarabistes rêvent même de purifier notre parler dialectal et le mettre aux normes arabes.
Ainsi si les wahabites souhaitent nous déposséder de notre spécificité religieuse en nous obligeant d’adopter la leur, les nationalistes arabes pensent que modifier notre langue serait une des solutions pour notre rédemption puis notre salut. Dans les deux cas, on parle de pureté, de rigorisme, d’identité.
La Tunisie semble ainsi prise dans l’étau de ces deux mouvements doctrinaires qui refusent les identités libres et pensent que seuls l’arabité ou l’islam sont nos horizons naturels. Si beaucoup de Tunisiens militent en ce sens, cette approche réductrice est loin de faire l’unanimité et constitue le combat de nombreux partis et organisations qui pensent que l’interculturalité et l’identité ouverte sont plus aptes à insérer les Tunisiens dans la modernité.
A l’ombre des débats politiques, les enjeux de cette guerre culturelle ne cessent de se poser sous des formes diverses et sont de lourdes hypothèques pour la transition en cours.