Il s’est surtout fait connaître en 2006, avec le documentaire « VHS Kahloucha », avant de connaître un deuxième grand succès avec le long-métrage de fiction « Bastardo », en 2013.
Cette année, le réalisateur Nejib Belkadhi revient au documentaire avec « 7 ½ », tourné entre janvier et octobre 2011. Nous l’avons interviewé le 29 septembre, quelques jours avant la sortie en salles du film, le 1er octobre.
Interview par Lilia Weslaty
Pouvez-vous nous raconter la genèse de votre long métrage ?
Il y a une urgence, je crois, chez plein de vidéastes, réalisateurs, de journalistes, de blogueurs, pour filmer l’Histoire, parce qu’on n’a pas eu ça de mon vivant. Je n’ai jamais vécu un truc énorme comme ça en Tunisie, avec tout ce beau monde, pas que moi, qui est sorti dans la rue dans une espèce d’acte citoyen. C’est comme ça que je qualifierais le film à la base. C’était une période cruciale dans l’histoire de la Tunisie et qu’il fallait filmer .
Je ne pourrais pas vous expliquer pourquoi ça sort. J’ai pris ma caméra et j’y suis allé tout de suite. Une fois qu’on a avancé sur le tournage, la vision devenait plus précise par rapport à ce que donneraient ces masses de rushes.
On a commencé à filmer, et puis après je me suis dit : “Allez, je ne vais pas m’arrêter les mois d’avril et mai”. Il y avait toujours des choses qui se passaient. Pourquoi pas aller jusqu’aux élections ? C’était la période de la grande revendication de Kasbah 2, je ne savais pas s’il allait y avoir des élections, ou pour la Constituante ou pour autre chose. Je m’arrêtais au 23 octobre, le jour des élections, je m’en foutais presque des résultats, ce n’est pas pour ça que je voulais faire le film.
En fin de compte, je me suis retrouvé avec une matière mosaïque socio-politique de la Tunisie pendant cette période là, et aussi pour faire un document historique pour la Tunisie. Il fallait remettre ça dans le cadre d’un film et non d’un reportage de news, parce que je vois plein de choses dans le film, on les a déjà vues, et qu’on connaît tous. Mais il fallait remettre ça dans un contexte social et sociétaire. Le fait est que le film ait une valeur ajoutée et aussi une valeur historique.
Il y avait un désintérêt par rapport à l’après 23 octobre 2011 ?
Ce n’était pas un désintérêt. Pour le film, je ne voulais pas aller au-delà du 23 octobre, c’est-à-dire le résultat des élections n’est pas le thème de mon film à la base.
Je ne voulais pas démontrer, bien qu’il y ait eu des prémices dans le film, un tel a gagné ou s’est cassé la gueule. Pour moi, c’est une observation de la société tunisienne. Je considère que le film est basé sur nous (la société tunisienne) beaucoup plus que sur eux, et on ne peut pas parler de cette période sans parler des acteurs politiques principaux.
Dès le départ, c’était un concept, et après, avec le recul, c’est le spectateur qui arrive à faire le travail de recul pour voir ce qui s’est passé durant ces 3 ans, parce que tout le monde sait.
Comment choisissiez-vous les séquences à filmer, surtout avec le flux important d’événements ?
Au début, on partait en ayant des informations que ce soit par les médias ou les réseaux sociaux ou par des amis. J’avais des antennes un peu partout, et je demandais aux gens ce qui allait se passer demain. Ça m’est arrivé de tourner 5 ou 6 trucs en même temps. Dans la période des élections, j’avais deux équipes, parfois même trois – une à Paris, une à Tunis, une à la cité Ettadhamen – qui tournaient au même moment.
Le choix s’est fait. Plus on avançait dans le temps plus on avait une vision plus précise du film. Par contre, c’ était le montage qui décidait de ce qui restait et de ce qui ne devait pas rester à la lecture finale du film. Au final, si j avais décidé de sortir le film il y a deux ans, je crois que ça aurait été différent. Il y aurait eu plusieurs éléments dans le film, mais la lecture aurait été différente. On était un peu dépassés par l’histoire et c’est plus dans le montage que ça s’est décidé.
Vous avez dit que vous avez filmé plus de 150 heures, entre 150 et 200 heures … Comment avez-vous choisi les protagonistes de votre film? Les protagonistes politiques, surtout ?
Au début je ne cherchais pas les politiciens, mais ça s’est fait dans la deuxième partie du tournage, plus on avançait vers les élections.
Je voulais parler des élections sans aller voir Béji Caid Essebsi, sans aller voir Ennahdha, sans aller voir Ettakatol dans leur meetings, dans leur action sociale, pour essayer d’avoir une espèce de mosaïque de tout le travail qui a été fait durant cette période là.
Le choix, après, s’est fait par la force des choses, en suivant ce qui se passait dans la rue, sur la scène politique. Et sincèrement, je les remercie tous car ils m’ont ouvert leur porte tous sans exception. J’ai eu les interviews que je voulais.
Le mariage d’Ennahdha, par exemple, je suis parti sans les avertir, je l’ai appris le jour même dans l’après-midi, et franchement, j’ai été reçu comme un roi : “Tu filmes ce que tu veux et tu poses les questions que tu veux”.
Au meeting d’Ettakatol, ils ne savaient pas que j’allais venir. Après tout, c’était quand même une période très délicate, une semaine avant les élections. Il y a des gens qu’on avait interviewé sur le tas et il y a des gens qui sont venus vers nous. Ils faisaient leur meeting sur la place.
Quand avez-vous commencé le montage ?
Le montage, on l’a commencé en 2012. On a commencé à faire une très longue version. On a procédé par bloc, par thème. On a monté toute la matière que j’avais, plus de 200 heures, et après on a pris les thèmes, via les interviews, et on a essayé de construire le film à travers ça. On a eu une version très longue au début puis je me suis arrêté à cause de “Bastardo”, et je devais arrêter car il fallait passer à autre chose.
Est-ce que cela vous a inspiré de faire “Bastardo” ? Une réflexion au fur et à mesure pendant que vous étiez en train de filmer ?
Bastardo est un film profondément politique. Il a une réflexion politique et traite du rapport de la société avec la politique. Peut-être les deux films racontent plus au moins la même chose, mais ces deux projets n’ont jamais interféré. L’un n’a pas interféré dans la fabrication de l’autre. Mais peut-être que moi, durant cette période là, j’étais très impliqué, même si je n’ai jamais été militant d’un parti. Mais mon entourage et moi étions intéressés par la politique, et on savait ce qui se passait dans le pays sous la période de Ben Ali.
On avait accès à l’information, alors que ces deux projets totalement différents… Oui, peut être inconsciemment, ce que j’avais filmé pouvait influencer. Le scénario de “Bastardo” que j’ai écrit avant la révolution, je ne l’ai pas changé.
Les obstacles auxquels vous avez fait face ?
Le temps avant tout. On était un peu pris par le temps et puis les événements qui se passaient à une vitesse vertigineuse. Notre obstacle c’est l’obsolescence de la matière, c’est-à-dire qu’on tourne les choses qui n’ont plus de valeur dans la semaine qui suivait, c’est-à-dire que tu tournes, tu tournes, et tu te dis : “Est-ce que pour un documentaire cette matière vaut quelque chose ? » Elles sont obsolètes, soit des problèmes qui ont été résolus, soit des revendications qui sont devenues inactuelles et elles n’ont pas une portée universelle, elles deviennent pérennes.
Les obstacles ? Je me rappelle aussi qu’on avait du mal à tourner à Kasbah 2. On a été assimilés à des médias. Quand on tournait les gens avaient une phobie des caméras. À chaque fois, je leur expliquais et leur disais que je suis un indépendant, un cinéaste et pas un journaliste, et que c’est un projet qu’ils verront un ou deux ans plus tard.
Ça vous a interpellé cette méfiance vis-à-vis des « médias du système » ?
Pour eux, vis-à-vis de tous les médias, voir une caméra, ça devenait “craignos”. Il y a eu un moment où on entendait le mot “el moundass” (infiltré) que je n’aimais pas du tout, mais tu ne comprenais pas. Même si on est dans une manifestation on était sur nos gardes. C’était dur des fois, c’était minime, c’est un peu ça les obstacles dans le tournage.
On ne vous a pas demandé de ne pas filmer ici, par exemple ?
Vous savez, durant les 9 mois, on pouvait filmer où on voulait.
Ce n’était pas le cas avant ?
Ce n’était pas le cas avant et ce n’est pas le cas maintenant aussi. C’est devenu un paradis de tournage, on pouvait filmer où on voulait et il n’y avait pas de limite.
Est-ce que vous comptez projeter le film dans plusieurs régions ?
Oui, bien sûr, le problème qui se pose c’est le facteur temps. Mais je crois que pour Sousse et Sfax, c’est confirmé. Et puis après, dans les régions, c’est très très dur de le projeter, pour deux raisons : Les régions réagissent par rapport à Tunis. Si le film a eu un buzz et qu’il a été bien exposé par les médias, ils le ramènent. Deuxièmement, il y a un problème de salles. On n’a pas de salle de cinéma, à Tunis on n’a que 9 ou 10 salles.
Que dire des régions ! À Sousse, ils n’ont qu’une salle. Je me rappelle du film “Kahloucha” en 2007. On a dépensé notre argent pour équiper la salle de cinéma de Sousse parce qu’on voulait que le film passe dans les meilleures conditions. C’était pareil avec “Bastardo”.
Dernièrement, on m’a raconté aux Journées du cinéma européen, je ne sais dans quelle région, qu’un film dont le réalisateur français était présent, est passé sans son. Il y a un réel problème au niveau de l’infrastructure des salles, c’est pas évident. Il y a un réseau, on essaie à travers les associations.
Par exemple l’association Atide, qui ont beaucoup aimé leur présence dans ce film, est pour nous le plus beau des hommages. C’est mille fois mieux que des spots publicitaires. C’est important pour faire prendre conscience les gens sur l’importance de la société civile. Oui, on veut le distribuer partout .
Et les télés ?
Bon, le format du film n’est pas audiovisuel, c’est un format long métrage.
Est-ce que vous avez été contacté par les télés ?
Non, on n’a pas été contacté pour le passer. S’il y a une demande on pourra l’étudier. Il y a des contacts mais rien n’est officiel.
Lorsque vous visionnez le film à nouveau, avec du recul ?
Un sentiment extraordinaire : d’avoir vécu la chute de Ben Ali. Pour moi, on était des brebis menées à la baguette et on n’allait pas s’en sortir. Rappelez-vous qu’il fut un moment où Leila Ben Ali comptait prendre le pouvoir. Je me rappelle qu’elle était en couverture sur trois magazines “Sayidati”. Même dans les news on ne voyait qu’elle et non lui. Tu te dis : on est resté sous le règne de Ben Ali pendant 23 ans et on aurait pire que Ben Ali, et imagine-toi si elle devenait présidente.
Mais l’émotion, une semaine après la révolution, que j’ai ressentie à propos de la manifestation pour les martyrs, et voir les PDP distribuer leurs tracts devant la police, et ils pouvaient le faire… Mais qu’un parti politique puisse le faire, j’ai failli en pleurer. Il y a des moments où il y a des illusions. Pourquoi la révolution n’a pas pris une autre direction ? Des moments de peur malgré les problèmes et beaucoup d’entraves. Je reste confiant et c’est pourquoi j’ai mis, ce qui est très important pour moi, Charles Bukowski au début : “Il y a une lueur dans les décombres, ce n’est pas une lueur grande”. C’est magnifique, il y a toujours cet espoir.
Et vers la fin, j’ai choisi cette scène. Pourquoi tu reviens vers les élections ? Mais je ne reviens pas aux élections, il y a le passage de cette femme qui a marqué tout le monde. J’ai rarement vu un témoignage aussi vrai de cette femme-là, et je ne pouvais pas finir le film sans elle. Il y a un double message. Elle dit, attention : “Faut plus avoir peur, c’est fini”, il faut aller voter. Pour moi, ce film signifie : “Allons voter, soyons citoyens”.
Pour le 23 octobre, vous votiez pour la première fois. Vous avez attendu combien de temps ?
Quand j’ai tourné un des bureaux, j’en ai profité pour aller voter et je suis resté une heure à attendre après avoir demandé la permission des personnes dans la file. C’était une telle fierté ce jour-là : la première fois de ma vie je vote. On l’a vécu c’était magnifique, c’était une belle sensation.
Dans votre documentaire, vous avez filmé les foules à la Casbah. Sauf que certains politiciens en course maintenant pour les législatives et présidentielles parlent d’un coup d’État. Vous, qui avez filmé pendant 9 mois, qu’en pensez-vous ?
On parle du retour du RCD quelque part. Quand les médias se permettent de passer des hommes comme Mezri Haddad, ou Abir Moussi à la télé, à quoi voulez-vous vous attendre ?
Vous pensez qu’il faudrait les censurer ?
Je suis désolé ce n’est pas de la censure. Avant, quand j’avais des amis étrangers qui venaient en Tunisie, j’avais honte. Je ne ramenais jamais un ami étranger quand c’était le 7 novembre parce que j’avais honte : quand je sortais dans la rue, de l’état du pays, toutes les affiches de Ben Ali partout… Ils vous amenaient à avoir honte d’ être un Tunisien dans le temps.
Je parle de ces gens-là qui refont surface et montent sur scène. Ça je ne le comprends pas. Ça me dépasse et ne serait-ce que quand je pense aux blessés, et ce n’est pas par hasard qu’ils sont dans ce film, et aux martyrs de la révolution… Si j’avais un fils qui avait été blessé ou tué à cause de la révolution et que ces personnes-là qui ont quitté le pays et reviennent à nouveau, j’aimerais savoir comment ils se sentent aujourd’hui par rapport au sang qui a été versé pour ce pays. Non, on ne peut pas faire revenir les tortionnaires de Ben Ali. Je parle de certaines personnes du RCD. Je n’ai pas entendu parler du coup d’État.
Allez-vous filmer les élections 2014 ?
Non. Quant à ce film, ça s’est fait de façon naturelle, la façon la plus désabusée et naturelle possible. Non, je ne crois pas que je vais filmer, j’ai un autre projet. Je participe à un festival à Beyrout avec Bastardo. Le mois d’octobre, je serai en voyage, je vais m’atteler à mon scénario le plus tôt possible, et je vais probablement jouer dans une série de Majdi Smiri, on a commencé à bosser dessus.
La bande annonce de « 7 ½ » :