J’ai assistĂ© dernièrement Ă la projection du film Jews of Egypte 2 – The end of a journey (Juifs d’Egypte 2 – La fin d’un voyage) au sein de la Synagogue Cha’ar HaChamaĂŻm au centre ville du Caire.

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Affiche du film Jews of Egypt 1
Jews of Egypt 1 et 2 sont deux films documentaires réalisés par Amir Ramsès en 2013 et 2014. Je les avais vus il y a environ un an et je les avais beaucoup aimés, surtout qu’ils m’avaient permit de découvrir un pan de l’histoire égyptienne que je ne connaissais pas du tout et de faire le lien avec la Tunisie. En effet les communautés juives des deux pays, qui étaient très dynamiques et développées pendant des siècles, ont aujourd’hui presque disparues et leur patrimoine, aussi bien matériel qu’immatériel, est fortement menacé.
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Synagogue Cha’ar HaChamaĂŻm du Caire
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Bien que j’ai dĂ©jĂ vu ces deux films auparavant, je tenais Ă assister Ă cette projection spĂ©ciale en prĂ©sence de certains protagonistes du film et Ă l’intĂ©rieur d’une synagogue que l’on voit et dont on parle dans le film. Et j’étais surtout intĂ©ressĂ©e par le dĂ©bat qui s’en suivrait, d’autant plus que j’avais remarquĂ© que ces films avaient fait bouger les choses en Egypte.
En effet, comme moi, beaucoup d’Ă©gyptiens ont dĂ©couvert eux-mĂŞmes cette partie de leur histoire. Ils ont ainsi pu constater que toute une communautĂ© Ă©gyptienne a pratiquement disparue dans l’indiffĂ©rence presque totale. En effet, au dĂ©but du XXème siècle, l’Égypte comptait environ 100.000 juifs. Aujourd’hui, ils ne sont plus que neuf : trois Ă Alexandrie et six au Caire. Les dĂ©parts, certains volontaires, mais en majoritĂ© forcĂ©s (emprisonnements, expulsions, confiscation de papiers d’identité…), ont commencĂ© après 1948, avec une grande vague de dĂ©parts en 1956 et ensuite en 1967.

Jews of Egypt 1 commence par prĂ©senter la communautĂ© Ă©gyptienne juive : qui Ă©taient les Ă©gyptiens juifs, quelles Ă©taient leurs origines, comment vivaient-ils en Égypte, quelle a Ă©tĂ© leur contribution Ă l’économie Ă©gyptienne, au cinĂ©ma, Ă la littĂ©rature, Ă la vie politique… Et Ă travers les tĂ©moignages de certains d’entre eux, le film raconte comment et pourquoi ils avaient Ă©tĂ© obligĂ©s de quitter leur pays et ne plus y revenir. Le rĂ©alisateur va focaliser sur certaines familles, les suivre mĂŞme dans leur exil et recueillir dans leurs pays d’accueil leurs divers souvenirs, impressions, sentiments…
Jews of Egypt 2 par contre s’intĂ©resse Ă la poignĂ©e de juifs restĂ©s en Egypte et va essentiellement suivre les deux filles Shehata, Nadia et Magda, restĂ©es au pays, leur père ayant refusĂ© de partir. L’une des deux filles, Mme Magda, est actuellement PrĂ©sidente de la communautĂ© juive du Caire qui comprenait lors de la rĂ©alisation du film une douzaine de femmes très âgĂ©es (aujourd’hui elles ne sont plus que 6). Nadia dĂ©cĂ©dera quelques jours après la fin du tournage.
Leur papa, Haroun Shehata, avocat et militant communiste, Ă©tait profondĂ©ment patriote et avait refusĂ© de partir hors de son pays, au point de sacrifier la vie de sa petite fille, Mona. Celle-ci avait une leucĂ©mie. Tous les jours, il fallait la transfuser et les mĂ©decins avaient dit qu’on ne pouvait plus rien pour elle en Egypte et qu’il fallait l’emmener en France pour essayer de la faire soigner. Haroun Shehata avait essayĂ© d’obtenir un visa de retour en Egypte, ce qui lui avait Ă©tĂ© refusĂ©. S’il emmenait sa fille se faire soigner, aucune possibilitĂ© de rentrer au pays. Contre vents et marĂ©e, il fera le choix de rester, avec toute sa famille, dans son pays l’Égypte. La petite fille dĂ©cĂ©dera. Pendant l’époque de Nasser, tout Ă©gyptien juif qui quittait l’Egypte, d’une façon volontaire ou pas, n’avait plus le droit d’y revenir et devait mĂŞme signer, avant son dĂ©part, une renonciation Ă sa nationalitĂ© et Ă sa rĂ©sidence et s’engager Ă ne pas revenir. Peut-on imaginer un patriotisme plus grand?! Haroun Shehata avait refusĂ© qu’on l’oblige Ă quitter son pays.
Mme Magda a bien des soucis. Elle doit s’occuper des dernières survivantes de sa communautĂ© et veiller Ă leur bien-ĂŞtre, mais surtout elle a la lourde tache de veiller Ă la prĂ©servation et Ă la sauvegarde de tout un patrimoine qui sera Ă l’abandon Ă la mort de ces personnes. Patrimoine fort important, constituĂ© de plusieurs synagogues, d’objets de valeurs, d’objets anciens, et d’une multitude de documents. En rĂ©alitĂ©, ce que craint Mme Magda est que la communautĂ© juive Ă©gyptienne sombre dans l’oubli. Elle dĂ©plore mĂŞme Ă plusieurs reprises que les manuels scolaires ne comportent aucune mention des juifs Ă©gyptiens.
«Il est temps que les nouvelles générations sachent que nous existons, que nous avions existé et que nous ne sommes pas comme nous présentent les médias» dit-elle.
«Mon but est de casser les barrières qui ont été élevées entre les égyptiens à cause de la religion et des croyances. Mon rôle est de préserver ce patrimoine égyptien juif et de le livrer au peuple égyptien, parce que ce patrimoine est le vôtre, il vous appartient et appartient à votre pays, en espérant que vous saurez en prendre soin après nous» affirme-t-elle en s’adressant à ses compatriotes. «Ce qui est en Égypte, restera en Égypte et n’ira nulle part ailleurs» ajoute-telle.

Dans le film, Mme Magda nous livre ses rêves et espoirs. Elle voudrait par exemple qu’il y ait en Égypte un musée du patrimoine juif, comme il y a un musée du patrimoine islamique et un musée du patrimoine copte.
Elle souhaiterait également que les synagogues fermées depuis des années soient rouvertes et que les nouvelles générations puissent les visiter, tout comme elles visitent les mosquées ou les églises.
«Les synagogues sont fermĂ©es. Pourquoi? C’est dommage. Je voudrais les rouvrir et qu’elles servent Ă quelque chose d’utile. Qu’elles servent Ă rapprocher les gens. Je voudrais qu’il y ait Ă nouveau de la vie dans ces synagogues. De la musique, des projections de films, des tables rondes, des manifestations culturelles… Des activitĂ©s qui rapprochent les gens, des concerts de musique arabe, des chants liturgiques coptes, ou mĂŞme de la rĂ©citation du Coran… Il faut que ces endroits revivent».

Les vœux et rêves de Mme Magda pourraient-ils se réaliser ?
Comme je l’ai dit plus haut, ces deux films ont justement donnĂ© lieu Ă des dĂ©bats, des Ă©missions de TV, des articles dans les journaux, aussi bien en Egypte qu’à l’étranger…. et certains Ă©gyptiens ont Ă cette occasion dĂ©couvert cette partie de leur histoire.
Conscients du risque de la perte d’une partie de cette mĂ©moire juive, des Ă©gyptiens, musulmans et chrĂ©tiens, ont proposĂ© leur aide. Une ancienne association juive Drop of Milk Egypt à étĂ© « rĂ©activĂ©e ». Une fois les statuts mis Ă jour, de nouveaux membres y ont adhĂ©rĂ©. Cette association vise Ă la prĂ©servation du patrimoine et de la mĂ©moire juive. Elle a entreprit plusieurs actions, dont la constitution d’un musĂ©e juif.
Pour rĂ©colter des fonds, l’association organise de temps en temps des activitĂ©s culturelles au sein des synagogues. La projection de ce film entre justement dans ce cadre. Le billet coĂ»te 200 livres Ă©gyptiennes (environ 25 dinars).
Ă€ la fin de la projection, il y a eu un dĂ©bat et une visite de la synagogue. Etant une invitĂ©e du rĂ©alisateur, j’ai mĂŞme eu droit Ă la visite du futur musĂ©e juif. J’ai pu constater Ă cette occasion que l’association fait du bon travail.

A la disparition du dernier juif Ă©gyptien, tout ce patrimoine sera lĂ©guĂ© Ă l’Etat et sera donc sous la tutelle du Ministère du Patrimoine. Mme Magda avait espĂ©rĂ© une aide importante de la part de ce ministère, mais jusqu’Ă prĂ©sent elle a du se contenter d’un partenariat pour inventorier le patrimoine juif. Cela permet au moins une surveillance aux frontières pour que personne ne puisse rien faire sortir de ce patrimoine hors d’Égypte. Elle tient Ă ce que tous les biens de la communautĂ© juive restent dans leur pays et refuse catĂ©goriquement de les voir partir ailleurs.
Le cinéma est donc venu au secours du patrimoine et de la mémoire. Grâce à ces deux films, la jeune génération égyptienne a pu découvrir une Egypte tolérante qui n’existe plus, une Egypte où se côtoyaient des égyptiens de confessions diverses. Ces films sont venus rappeler qu’il faut distinguer le politique du religieux. Par les débats qu’ils ont suscités, ils ont fait prendre conscience aux gens de la situation, ils ont poussé à la réflexion et à la remise en cause. Et tel était le but d’Amir Ramsès le réalisateur.
Mme Magda aurait peut-être pu faire ce travail par elle-même, mais ces films lui ont donné de la voix. Ils l’ont mise sous les projecteurs et lui ont permit de passer dans les divers médias et de montrer, d’expliquer, d’exposer ses idées, de partager ses projets…. Et toujours grâce aux films, les gens sont plus curieux, plus compréhensifs, plus coopératifs, ils veulent aider…. L’espoir est aujourd’hui permit. Et qui sait, peut-être est-ce une résurrection de cet héritage égyptien juif ?!

La question que je pose et me pose : pourquoi pas chez nous ?

Bien sur que chez nous en Tunisie, il reste encore environ 1400 tunisiens juifs et qu’on ne peut pas les comparer Ă la poignĂ©e d’Ă©gyptiens juifs. Mais chez nous Ă©galement il existe toute une gĂ©nĂ©ration de tunisiens qui ne savent rien Ă propos de cette minoritĂ© tunisienne juive. Chez nous Ă©galement, toute une nouvelle gĂ©nĂ©ration tunisienne ne sait pas qu’il fut un temps oĂą en Tunisie, juifs, musulmans et chrĂ©tiens vivaient ensemble et en bonne entente. Ils ne savent pas qu’il fut un temps ou les voisins musulmans allaient chez leurs voisins juifs et vice versa. Et chez nous aussi, si aucune action sĂ©rieuse n’est entreprise, le risque de la perte de ce patrimoine et de cette mĂ©moire est important.
Concernant le patrimoine, Ă l’exception de quelques unes, les synagogues tunisiennes tombent en ruine. Les autres sont fermĂ©es et rares sont celles qui ouvrent pour des occasions bien prĂ©cises.
Les synagogues tunisiennes sont soit des propriĂ©tĂ©s privĂ©es soit sont sous la responsabilitĂ© de la communautĂ© juive, et pourtant elles sont laissĂ©es Ă l’abandon. Pourquoi? Pourquoi est ce qu’aucun accord n’a Ă©tĂ© conclu entre les propriĂ©taires et l’Etat pour un transfert de propriĂ©tĂ© ou toute autre formule qui aurait permis d’entretenir et prĂ©server ces synagogues?

Le 27 juin 1964, une convention avait bien Ă©tĂ© conclue entre l’État tunisien et le Vatican concernant les Ă©glises catholiques, qui ont Ă©tĂ© cĂ©dĂ©es Ă l’État tunisien, Ă la condition qu’elles soient utilisĂ©es Ă des fins d’intĂ©rĂŞt public compatibles avec leur ancienne destination – comme lieux culturels, bibliothèques, gymnases, salles de jeux et de lecture. Pourquoi pas les synagogues?
Vous me direz que l’État tunisien n’a pas Ă©tĂ© Ă la hauteur et que les Ă©glises n’ont pas toutes Ă©tĂ© prĂ©servĂ©es. C’est vrai, mais quelques unes l’ont Ă©tĂ©, telle par exemple la CathĂ©drale de Saint Louis Ă Carthage, qu’on appelle aujourd’hui l’Acropolium, ou la Grande Église de Sfax qui va probablement ĂŞtre transformĂ©e en mĂ©diathèque très bientĂ´t mais qui est d’ores et dĂ©jĂ utilisĂ©e pour certains Ă©vĂ©nements culturels.

Très bientĂ´t, l’existence des juifs tunisiens risque de disparaĂ®tre de la mĂ©moire populaire. DĂ©jĂ , actuellement une grande partie de la population tunisienne ignore complètement qu’il fut un temps oĂą les juifs tunisiens reprĂ©sentaient une part importante de la population tunisienne (environ 2,5% dans les annĂ©es 1930-1940). Les nouvelles gĂ©nĂ©rations ne savent pas que pendant des siècles, les tunisiens juifs et musulmans vivaient ensemble en parfaite harmonie. Ils ne rĂ©alisent pas que certaines icĂ´nes tunisiennes, telles Habiba Msika ou Cheikh Il Efrit sont juifs, ils ne savent pas qu’une chanson comme Zed innibi qu’ils chantent Ă tous leurs mariages est une chanson juive, ils ne savent pas que le premier cinĂ©aste tunisien est Albert Samama Chikli, un juif, ni que sa fille HaydĂ©e Chikli Tamzali est probablement la première actrice du monde arabe….

BientĂ´t cette mĂ©moire populaire disparaĂ®tra ne laissant que des traces dans les Ă©tudes et recherches scientifiques et seuls quelques Ă©rudits et spĂ©cialistes se rappelleront alors l’existence de ces tunisiens juifs.
Si aujourd’hui, on peut rĂ©unir encore des personnes qui ont connu cette Ă©poque pas si lointaine oĂą les juifs cohabitaient avec les musulmans, qu’en sera-t-il Ă l’avenir?
Et si nos cinĂ©astes, Ă l’instar de l’égyptien Amir Ramsès, rĂ©alisaient de tels films? S’ils osaient enfin lever le rideau sur ce pan de notre histoire et poser les questions ?

De temps en temps en Tunisie, il y a de petits événements qui sont organisés, à l’instar de l’exposition Journées nationales du patrimoine judéo-tunisien organisée par l’association Dar El Dhekra en Mai 2012 au centre culturel Tahar Haddad, ou l’exposition de photos autour de l’histoire du quartier emblématique de la communauté juive de Tunis, El Hara, en juillet 2016 à la Bibliothèque Ben Achour à la Médina de Tunis. Mais cela reste très insuffisant.
Pourquoi d’ailleurs n’avons nous pas un musée juif en Tunisie?
Pourquoi ne pas prendre exemple sur la ville de Prague (République Tchèque) qui exploite des synagogues comme musées ? Nous avons des synagogues un peu partout en Tunisie, des circuits pourraient être organisés et pourraient permettre de diversifier notre offre touristique.

Nous avons également trois ghribas au Kef, à l’Ariana et à Djerba. Pourquoi ne pas les faire visiter ? En Mars 2017, le comité de la Communauté juive de Tunisie a annoncé le lancement de travaux de restauration de la Synagogue de la Ghriba du Kef, ce qui est une bonne nouvelle. Pourquoi ne pas en profiter pour garder un peu plus longtemps les pèlerins qui viennent à la Ghriba de Djerba et leur faire visiter les deux autres ghribas ?
Pourquoi ne pas aussi tirer profit des vestiges de la Tunisie juive antique?
En 2007, il y avait un projet d’inventaire du patrimoine hébraïque tunisien par le CNRS français, où en est-il aujourd’hui ? Il parait qu’il a été arrêté par manque de collaboration des autorités tunisiennes. Pourquoi ?
En fait, c’est comme s’il n’y avait aucune volonté politique de préserver ce patrimoine. Pourquoi?
Pourquoi ?
De quoi ou de qui nos gouvernants ont-ils peur?
Neila Driss


