Le mois de Ramadan est un mois sacré pour les musulmans et est marqué par de nombreux rituels et traditions. C’est également un mois où tous les musulmans et donc aussi les tunisiens sont invités à se retrouver en famille, à partager des moments de convivialité et à s’adonner à des activités de loisir. Parmi ces activités, les feuilletons ramadanesques qui sont diffusés chaque soir sur les chaines de télévision.
Chaque année, quelques jours avant le début de ramadan, la question qu’un grand nombre de téléspectateurs se pose : quels feuilletons allons-nous regarder?
Il fut un temps où tous les tunisiens regardaient les feuilletons tunisiens, mais depuis quelques années, ils sont de plus en plus nombreux à regarder les feuilletons arabes, surtout égyptiens, libanais, syriens et même turcs, doublés en arabe.
En effet, depuis des années, les feuilletons ramadanesques en Tunisie sont souvent très sombres et ont tendance à montrer une image très négative de la société, en se concentrant sur des sujets tels que la drogue, la criminalité et la délinquance. Bien que ces sujets fassent partie de la réalité de la société tunisienne, ils ne reflètent ni la diversité de cette société ni ne représentent l’ensemble de la population tunisienne.
Il est vrai que notre réalité est difficile. Nous avons des problèmes économiques, sociaux, politiques, et il est important de les aborder et d’en parler. Mais le Ramadan est un mois de paix, de pardon, de partage, et les histoires que nous regardons à la télévision devraient aussi refléter cela. Or, nous sommes submergés par des histoires de criminels, de voyous, de drogués, qui sont présentés comme la norme de notre société.
Pourquoi cette obsession pour le négatif ? Pourquoi ne pas montrer des histoires plus positives, plus optimistes, plus réconfortantes ?
La majorité des Tunisiens sont des gens ordinaires, qui travaillent dur, qui prennent soin de leur famille, qui cherchent à vivre leur vie de manière positive.
Il est temps de diversifier les sujets abordés dans les feuilletons ramadanesques et de montrer une image plus positive de notre société. Nous avons besoin de voir des histoires de personnes ordinaires qui cherchent à vaincre les difficultés, à réaliser leurs rêves, à trouver leur place dans le monde. Nous avons besoins de voir des histoires de personnes qui font preuve de courage et de détermination pour surmonter les obstacles. Nous avons besoin de voir des histoires de gens qui pensent à l’avenir, à leurs enfants et qui contribuent à construire cet avenir. Nous avons besoin de voir des histoires de solidarité, de générosité et de compassion. Nous avons besoin de voir des histoires qui nous inspirent, qui nous motivent, qui nous poussent à aller de l’avant.
Nous avons besoin de voir ces histoires à la télévision, pour nous rappeler que nous ne sommes pas seuls dans nos luttes, que nous pouvons compter sur les autres pour nous soutenir.
Sans oublier qu’il y a tellement d’histoires positives à raconter en Tunisie. Nous avons une histoire riche et fascinante, avec des personnages incroyables qui ont accompli des choses extraordinaires. Nous avons des artistes, des scientifiques, des écrivains, des musiciens, des activistes, des héros du quotidien, qui méritent d’être célébrés et honorés. Pourquoi ne pas raconter leurs histoires à la télévision ?
Par exemple, nous pourrions avoir une série sur Tawhida Ben Cheikh (1909-2010), la première femme médecin tunisienne. Son histoire est fascinante, elle a surement dû surmonter de nombreux obstacles pour arriver à obtenir son diplôme de médecin. Elle a également été une pionnière dans l’éducation des femmes en Tunisie, et sa mère a surement été une femme exceptionnelle pour l’avoir envoyée étudier à l’étranger dans les années 1930 à une époque où l’éducation des filles se limitait à leur apprendre la couture et la cuisine !
Et pourquoi ne pas envisager une série sur Alia Babbou (1923-2006), mieux connue sous le nom de Sayda Alia ? Cette pionnière a mené une vie incroyablement riche, comme en témoigne son autobiographie intitulée « Itinéraire ». Imaginez, par exemple, cette femme qui, en plus de sa carrière radiophonique, a visité plus de 100 pays avec des moyens très limités et seule. Elle remplissait souvent le coffre de sa voiture de nourriture et de pièces détachées avant de partir à l’aventure dans des pays lointains. En outre, elle a mené un combat pour les droits des femmes dès les années 1950, bien avant l’adoption du Code du Statut Personnel.
En plus de ces deux exemples de femmes remarquables, il y a tant d’autres héros méconnus en Tunisie qui ont contribué à construire le pays. Je citerais par exemple mon arrière-grand-père, Mohamed Elleuch (1857 – 1933), qui, au début du XXème siècle, parmi toutes ses oeuvres, a construit plus de cinq écoles et qui, chaque année, prenait en charge l’éducation de soixante-dix enfants défavorisés. Il a également été un mécène des arts et un membre fondateur de la première association de promotion de la musique à Sfax (vidéos ici: Partie 1, Partie 2 et Partie 3). Mon grand-père Sadok Driss (1898-1985), quant à lui, passait des armes en contrebande dans des ballots de tissus pour aider à combattre l’occupant français alors qu’il était marchand de tissus à Sfax.
Et un feuilleton sur Gilles Jacob Lellouch (1959-2023), qui nous a récemment quitté ? Sa vie et son combat pour la mémoire juive tunisienne ainsi que sa volonté de préserver cette partie de notre patrimoine pourraient servir d’exemple inspirant pour les jeunes générations. Le succès actuel du film Je reviendrai là-bas réalisé par Yassine Redissi en est la preuve. Ce magnifique film raconte l’histoire d’Henri Tibi, un Tunisien juif contraint à l’exil, qui est resté profondément attaché à la Tunisie, son pays natal. Ses chansons et ses milliers de photos étaient un hommage à son pays. Les Tunisiens ont adoré ce film car il offre une belle image de la Tunisie et apporte de l’espoir quant à un avenir meilleur. Un film sur Gilles Jacob Lellouch pourrait avoir le même impact. Tout comme Henri Tibi, Jacob aimait son pays et n’a pas supporté l’exil. Cependant, lui est revenu et a essayé de préserver la mémoire juive à travers son association, Dar Edhekra, ses livres et tous les événements qu’il a organisés pour rapprocher les gens, indépendamment de leur religion.
La Tunisie regorge de ces héros, célèbres ou pas, qui ont fait et qui continuent de faire avancer le pays, et qui méritent d’être mis en avant dans des séries télévisées. Il est certain que chaque région du pays a sa propre histoire de ces personnes remarquables et qu’il serait très intéressant de les faire connaitre à tous les tunisiens, surtout les plus jeunes, pour qu’ils s’attachent encore plus à leurs racines et soient fiers de leurs ancêtres et de leur pays.
1930 – Tawhida Ben Cheikh, seule femme parmi tous ces hommes!
En outre, pourquoi ne pas mettre en valeur les magnifiques régions de la Tunisie et contribuer ainsi à promouvoir le pays ? Il serait peut-être possible de collaborer avec le ministère du Tourisme ou l’Institut National du Patrimoine pour mettre en avant ces régions et les divers sites touristiques et archéologiques. On pourrait prendre exemple sur les Égyptiens, qui mettent souvent en avant leurs régions et sites touristiques dans leurs séries télévisées, tels que la ville d’Assouan, qui a été mise en valeur dans au moins deux séries pendant ce mois de Ramadan 2023. Les scénarios égyptiens comportent exprès des voyages ou excursions dans ces régions pour les mettre en valeur. La Tunisie a aussi des régions et des sites tout aussi beaux qui méritent d’être présentés dans les séries télévisées pour encourager les gens à les découvrir.
Au lieu de cela, chaque Ramadan depuis plusieurs années, on inflige aux Tunisiens des histoires sombres et déprimantes, avec des personnages aux cheveux hirsutes et aux regards vicieux, qui trahissent et trompent leur entourage. Il est ahurissant de constater que, lorsqu’il s’est agi de créer un feuilleton inspiré de la vie d’un personnage réel, les producteurs ont choisi de mettre en avant un voyou notoire, Ali Chouareb.
Bien sûr, comme dit plus haut, ces histoires reflètent une partie de la réalité tunisienne, mais est-ce le bon moment et le bon mois pour les montrer ? Le mois de ramadan est pratiquement le seul mois durant lequel toutes les familles se réunissent à table au même moment et commencent leurs soirées ensemble. C’est pratiquement le seul mois où tous les membres de la même famille regardent ensemble les mêmes programmes et feuilletons.
Sans oublier non plus que le mois de Ramadan est également un moment où les tunisiens aiment se divertir avec des feuilletons amusants et des caméras cachées hilarantes. Ils ont besoin de rire et de s’amuser pour oublier un peu la dureté de la vie quotidienne. Les feuilletons comme Khottab 3al bab et Choufli hal ont connu un grand succès justement car ils ont su mélanger humour et réalisme.
Il est temps pour les producteurs de feuilletons de repenser leur approche et de se concentrer sur des histoires positives et inspirantes. Nous tunisiens, avons réellement besoin de voir des personnages qui luttent contre l’adversité et qui triomphent finalement de leurs épreuves et d’histoires qui donnent de l’espoir et incitent à croire en l’avenir du pays.
La question qui se pose est la suivante : si les producteurs décident de changer de registre et de proposer des feuilletons différents, est-ce que les annonceurs et les divers financeurs suivront ? Il faut le reconnaitre, actuellement, malgré les polémiques et parfois les appels à la censure ou au boycott, ces feuilletons sombres continuent de rassembler une audience importante et génèrent donc des revenus importants, surtout lorsqu’ils sont habilement précédés d’une campagne publicitaire souvent basée sur des débats à propos de mœurs, de religion et/ou de violence.
En réalité, les téléspectateurs tunisiens ont-ils vraiment le choix ? On leur propose souvent soit des feuilletons sombres et violents mais rarement de bonne qualité et intéressants comme le feuilleton de ce ramadan, Fallouja réalisé par Saoussen Jemni, soit des feuilletons supposés comiques, mais qui manquent souvent d’humour subtil et intelligent. Cette situation explique probablement pourquoi de nombreux Tunisiens ont migré vers des chaînes étrangères pour regarder des feuilletons plus joyeux et plus intéressants, tels que, ce ramadan, les feuilletons égyptiens Al Harshat Al Saabiea (La septième égratignure) et Muzakirat Zoug (Mémoires d’un époux) dans lequel notre Aicha Ben Ahmed nationale tient le rôle féminin principal, ou le feuilleton libanais Lil Mout/Jusqu’à la mort, dont la saison 3 a été en partie tournée en Tunisie et qui a séduit de nombreux Tunisiens grâce aux magnifiques images montrant leur pays. Ces feuilletons, bien qu’étrangers, sont paradoxalement proches des Tunisiens, car ils ont une portée universelle qui permet à chacun de s’y identifier. Il est temps de ramener les Tunisiens vers les chaînes tunisiennes par de beaux feuilletons proches d’eux!
Neïla Driss
