La 6ème édition du Festival du Film d’El Gouna, qui s’est tenue du 14 au 21 décembre 2023, a marqué un tournant particulier en se consacrant au soutien de la Palestine, plongée dans une guerre dévastatrice avec Israël. Au cœur de cet événement, un panel intitulé « Caméra en crise : un objectif sur la Palestine » a mis en lumière les défis et les perspectives du cinéma palestinien.
Les intervenants, tous palestiniens, ont partagé des réflexions sur leur engagement artistique dans un contexte de conflit persistant : les réalisateurs Najwa Najjar, Farah Nabulsi (dont le film The Teacher a été projeté lors d’une soirée gala lors de cette édition du festival) et Rashid Masharawi, le réalisateur, scénariste et directeur du festival Red Carpet Human Rights Film Festival (Gaza) Khalil Al Mozian et l’acteur Ahmed Al Munirawi. La modération était assurée par le réalisateur Mohamed Elmoghanni, de Gaza.
Mohamed Elmoghanni :
Durant les quatre premières semaines de la guerre, des doutes concernant mon métier m’assaillaient. J’éprouvais un sentiment d’inutilité en me demandant si le monde n’avait pas déjà tout vu et si les cinéastes avaient encore un rôle à jouer dans un monde saturé d’images de conflits. La dépression s’emparait de moi lorsque je constatais que les gens réclamaient de la nourriture, mais personne ne réclamait des films ni des cinéastes. J’aspire à écouter les idées et expériences d’autres cinéastes palestiniens, un tel dialogue créatif au sein de la communauté artistique est nécessaire en temps de crise.
Ahmed Al Munirawi :
J’exprime ma gratitude envers tous ceux qui ont rendu possible notre présence ici, à El Gouna, pour partager nos expériences et nous écouter. En tant qu’acteur palestinien originaire de Gaza, l’angoisse est palpable, ma famille réside actuellement dans cette zone soumise à une pression constante, vivant sous le spectre des bombes incessantes. Cette pression constante souligne la réalité quotidienne que beaucoup d’entre nous endurent. L’occupation a persisté dans ses tentatives de semer le doute sur notre existence, notre histoire et nos voix. Son objectif est de nous déshumaniser et de nous effacer de la mémoire collective. Aujourd’hui, je suis convaincu que, en tant que Palestiniens, nous avons la responsabilité de créer des films et de partager des récits uniques au monde, une mission que personne d’autre ne peut accomplir à notre place. Nous sommes ici, parlant, riant, et tentant de vivre malgré les défis, mais il est difficile de comprendre à quel point la réalité est ardue.
Najwa Najjar :
Cela fait maintenant une vingtaine d’années que je suis engagée dans ce domaine, aux côtés d’autres talents qui nous ont précédés, ayant marqué des présences notables dans des festivals tels que Cannes, récoltant des distinctions méritées. Tout au long de ces années, nous cinéastes palestiniens, nous sommes acharnés à présenter notre réalité, à narrer nos histoires, mais nous avons constamment été confrontés à la résistance d’autres récits et à un narratif différent. Ces derniers trois mois ont ajouté une couche de complexité à notre voix, rendant plus ardu le fait de nous faire entendre. Nous sommes partie prenante d’un mouvement de résistance, engagé dans un travail significatif sur l’image et le récit. Actuellement, une évolution perceptible se dessine, renforçant la nécessité de persévérer dans la narration d’histoires. Il est impératif de reconnaître le pouvoir transformateur d’un film et de considérer le cinéma comme une arme puissante, exigeant de nous une maîtrise habile de cet outil.
Khalil Al Mozian :
Toute ma vie s’est déroulée à Gaza. Je me pose des questions importantes sur le cinéma palestinien et sa capacité à montrer et refléter la réalité de la vie quotidienne de notre peuple. Est-ce que nos films représentent vraiment ce que nous vivons ? Et est-ce que les Palestiniens les reconnaîtront comme une image fidèle de leur réalité dans le futur ? Malheureusement, le manque de critiques cinématographiques en Palestine constitue un obstacle regrettable, entravant la compréhension et la transmission de la portée du cinéma. Le cinéma a toujours eu le pouvoir de mettre en lumière des aspects spécifiques de la vie, mais j’ai l’impression que quelque chose a changé récemment.
Il y a aussi un problème de financement – qui va soutenir et coproduire nos films ? Les Palestiniens de Gaza auront-ils la possibilité de regarder des films au cinéma demain, et si c’est le cas, accepteront-ils que ces films puissent paraître superficiels s’ils sont financés par des étrangers, comme le film The Teacher de Farah Nabulsi ?
Je me demande aussi si l’Occident sera prêt à accepter nos films qui parlent de notre réalité difficile. Par exemple, est-ce que les occidentaux accepteront des histoires où plusieurs dizaines, voire centaines de personnes, sont tuées en une nuit, des films où on verrait des enfants innocents se faire massacrer ? J’en doute très fort. Ces étrangers préféreront probablement aborder le sujet de la Palestine à leur manière et trouveront des financements selon leurs propres critères, pour leur propre narratif. D’ailleurs, le grand réalisateur américain Steven Spielberg a annoncé son projet de faire un film sur les évènements du 7 octobre. D’après vous, dans quel sens ira ce narratif ? Et comment est-ce que les cinéastes palestiniens pourront y répondre, eux qui ne disposent pas des mêmes moyens ?
Il y a quelques jours, une bombe israélienne a tué l’actrice principale de l’un de mes films ainsi que ses enfants. Je me demande qui en parlera et comment nous pouvons faire entendre nos voix dans cette période difficile ?
Rashid Masharawi :
Il existe un cinéma palestinien, et je n’ai aucun doute que de nouveaux films émergeront des cinéastes palestiniens après cette guerre dévastatrice. La télévision remplit un rôle différent en montrant l’actualité de manière souvent horrible. En revanche, le cinéma palestinien se distingue en luttant contre le récit israélien qui nous présente comme des terroristes.
Le rôle du cinéma palestinien n’est pas de simplement réagir, mais de servir de plateforme pour raconter nos histoires authentiques, en mettant en lumière notre culture, nos traditions, notre identité profonde. Les cinéastes palestiniens ont la responsabilité de continuer à partager nos histoires avec le monde, afin de démontrer que nous ne sommes pas simplement des statistiques, mais des êtres humains avec nos propres récits, vies et cultures distinctes.
Bien que je persisterais dans la création cinématographique comme par le passé, il est indéniable que cette expérience a modifié ma perspective personnelle. Ma perception des Nations Unies, des instances internationales, de la Ligue arabe, des ONG, des États arabes (distincts des peuples) a évolué, et cela ne manquera pas d’influencer mes futurs projets cinématographiques.
Farah Nabulsi :
Pour moi, le cinéma est bien plus qu’un simple divertissement. C’est une forme de résistance, un outil puissant que l’on étudie à l’université comme un « soft power ». En explorant son rôle dans des moments historiques cruciaux, comme la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, j’ai compris que le cinéma a le pouvoir unique d’influencer les mentalités et de contribuer aux changements sociaux.
Je suis convaincue que le cinéma a un rôle essentiel à jouer, et cette influence ne fera que croître avec le temps. Un exemple concret de cette conviction est le festival Red Carpet, que nous avons organisé sur les décombres de Gaza juste après la guerre de 2014. Cette expérience a été extraordinaire, démontrant la capacité du cinéma à émerger même au milieu des ruines post-conflit. Il offre une plateforme résiliente pour l’expression artistique, montrant que même dans les moments difficiles, le cinéma peut être une force de changement et de guérison.
Khalil Al Mozian :
Je souhaite partager une réflexion poignante sur le passé cinématographique de Gaza avant 1948. À cette époque prospère, Gaza comptait environ dix cinémas, symbolisant une véritable phase de civilisation. En 1944, la salle Samer de Gaza était fièrement équipée des dernières technologies, témoignant d’une effervescence culturelle remarquable.
Cependant, ce riche patrimoine cinématographique a connu un déclin tragique. À un certain moment, toutes ces salles ont été détruites, anéantissant les sorties familiales et les rendez-vous amoureux qui impliquaient autrefois des visites au cinéma. Malheureusement, l’arrivée des islamistes, encouragés par Israël, a donné lieu à un mouvement contre les salles de cinéma et la culture en général. Toutes ces salles ont été délibérément détruites, transformées en garages ou affectées à d’autres usages.
Face à ce vide culturel, en 2014, j’ai eu l’idée audacieuse d’organiser un festival malgré l’absence de salles de cinéma. À l’époque, je travaillais sur mon film Sara. Après la guerre, alors que je me promenais avec des amis dans un environnement marqué par l’odeur nauséabonde des cadavres, j’ai décidé de créer ce festival au milieu des décombres. Malgré les doutes et les défis logistiques, j’ai persévéré. J’ai transformé les décombres en une scène vivante avec 120 mètres de tapis rouge, des affiches omniprésentes, un grand écran, et des fauteuils. Environ 10 000 personnes ont assisté à cet événement unique, symbolisant un retour à la vie culturelle après la guerre. Des films étonnants, certains traitant même des décombres, ont été projetés sur un écran installé au cœur de ces ruines, créant une expérience cinématographique saisissante et symbolique.
Mohamed Elmoghanni, interpellant les réalisatrices Farah Nabulsi et Najwa Najjar, lance la discussion sur les défis du tournage en Palestine : « Vous avez tourné des films en Palestine. Racontez-nous comment vous avez fait? Quelles sont les contraintes? »
Farah Nabulsi :
Pour mon court métrage, nous avons tourné à Bethlehem. Pendant le tournage en 2019, j’ai été confrontée à de nombreux problèmes, notamment parce que je n’étais pas habituée aux checkpoints, à une surveillance continue, et à des contrôles constants. Pour The teacher, en 2023, j’avais découvert l’école de Naplouse, et par coïncidence, c’était l’école de ma mère et de ma belle-mère et c’est là que j’ai voulu tourner. A la dernière minute, plusieurs problèmes administratifs sont survenus. Par exemple, pendant le tournage, l’administration a soudainement fixé des dates d’examens qui coïncidaient avec les journées prévues pour le tournage dans l’école où je travaillais. Par ailleurs, essayer de filmer dans une atmosphère entourée par des colons, des colons illégaux, était très émotionnellement intense. Tourner des scènes représentant des colons brûlant des oliviers, alors que cela se déroulait réellement en même temps à quelques mètres, était particulièrement saisissant. De plus, pendant cette période, alors que je filmais une scène dépeignant la démolition d’une maison palestinienne, une maison réelle a été démolie, laissant cette famille sans abri. C’était une confrontation effrayante avec la réalité que je décrivais dans mon film.
Najwa Najjar :
Pour mon film Eyes of a thief/Les yeux d’un voleur (2014), mon acteur Khaled Abol Naga, égyptien, a dû attendre pratiquement un mois en Jordanie avant d’obtenir un visa des autorités israéliennes. Tout était prêt pour le tournage, mais ce visa manquait à l’appel. Finalement, il a obtenu un visa, mais seulement pour 25 jours, ce qui a nécessité une organisation rapide pour respecter ce délai imparti.
Mohamed Elmoghanni partage une réflexion inhabituelle : Je vais vous dire quelque chose qui peut vous paraître bizarre, mais ici à El Gouna, nous voyons des Palestiniens ensemble, alors qu’en Palestine, cela n’aurait pas été possible. Les échanges entre la Cisjordanie et Gaza sont quasiment inexistants en raison de la restriction de nos déplacements. Malgré une distance en voiture d’une heure et demie entre nous, les autorisations nécessaires font défaut. Parfois, pour se rejoindre, il est nécessaire de sortir à l’étranger, de passer par l’Égypte, puis la Jordanie, et enfin d’essayer d’entrer…
Ahmed Al Munirawi :
Je suis de Gaza, et il m’est interdit d’aller en Cisjordanie. J’ai eu plusieurs opportunités de participer à des tournages et des films, mais je n’ai pas pu les saisir, car les cinéastes savent qu’ils ne peuvent pas me faire tourner aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie. Le simple fait d’être de Gaza pose également problème pour l’obtention de visas pour plusieurs pays, ce qui a contribué à me faire rater plusieurs opportunités. Par ailleurs, j’ai été obligé pour gagner ma vie, d’exercer d’autre métiers, par exemple j’ai été photographe en Tunisie, où j’ai résidé pendant 5 ans.
Mohamed Elmoghanni partage une réflexion critique sur la narration de ses films : lorsque j’écris un film et qu’il y a un personnage israélien, il fallait que je justifie chacun de ces actes. Se pose alors la question de savoir si, à l’avenir, nos films aborderont la cruauté des Israéliens ?
Rashid Masharawi :
Dans tous mes films, des Israéliens ont été présents, et je n’ai jamais ressenti le besoin de les justifier. Pour moi, ils sont des personnages représentant les colons. Le spectateur sait qu’il regarde un film palestinien, où l’Israélien incarne le colon, et aucune justification n’est nécessaire de ma part. Cette guerre a mis en lumière, en un court laps de temps, une intensification du sang et des destructions. Je ne m’attendais à rien de mieux de la part des Israéliens. Il est clair que ces individus cherchent à s’accaparer toute la terre sans la création d’un État palestinien. C’est leur objectif.
Je considère que l’occupant a un projet visant notre disparition. Notre rôle en tant que Palestiniens est de rétablir la vie, notamment à Gaza. Nous voulons vivre, et c’est pourquoi nous continuerons à créer des films. Ma carrière dans le cinéma a commencé bien avant la première intifada, à une époque où j’étais pratiquement le seul, comprenant déjà l’importance cruciale de l’image.
Chaque fois, il faut repartir à zéro. Défendre son idée, la discuter, trouver des fonds. C’est difficile, et il n’y avait aucun fond palestinien. Difficile de trouver des gens qui veulent adhérer à ce processus. Et l’énorme succès d’un film n’ouvre pas d’autres portes. Il faut toujours repartir à zéro.
Pareil pour la distribution, c’est un combat perpétuel. La plupart de nos films vont dans les festivals ou sont parfois acheté par certaines chaines de TV, mais ils sont très rarement distribués dans les salles, surtout en occident.
En collaboration avec d’autres personnes, nous avons établi un fonds pour le cinéma à Gaza, offrant aux jeunes de la région la possibilité de partager leurs histoires. Après cette guerre, il y aura certainement beaucoup à raconter, et ce fonds sera disponible en ligne dans environ un mois, permettant à chacun de participer à cette initiative.
En conclusion, le panel « Caméra en crise : un objectif sur la Palestine » a constitué une exploration approfondie des nombreux défis et des rares opportunités qui jalonnent le parcours du cinéma palestinien en ces temps de conflit. Les cinéastes ont partagé des témoignages poignants, mettant en lumière la complexité de leur réalité quotidienne, des efforts pour trouver des financements, de la bataille pour obtenir des autorisations de tournage aux problèmes de distribution, particulièrement dans les salles des pays occidentaux.
Ces discussions ont également souligné la remarquable résilience du cinéma palestinien en tant que force de résistance, de narration et de guérison. Malgré les obstacles omniprésents, une conviction commune a émergé : le cinéma palestinien demeure une force culturelle vitale qui transcende les frontières, offrant une plateforme unique pour exprimer la réalité palestinienne. L’annonce par Rashid Masharawi de la création d’un fonds en ligne pour le cinéma à Gaza représente un pas significatif vers l’autonomisation des jeunes cinéastes palestiniens, offrant une opportunité d’amplifier leurs voix et de partager leurs histoires.
En dépit des défis persistants, le cinéma palestinien continue de briller comme une lumière dans l’obscurité, prêt à défier les narratifs imposés et à perpétuer la tradition de raconter des récits uniques au monde. Ces réflexions soulignent l’importance cruciale de la persévérance et de la détermination dans la quête continue du cinéma palestinien pour être entendu et reconnu à l’échelle mondiale.
Pour aider à diffuser le narratif des palestiniens, je vous propose ci-dessous quelques titres de films palestiniens que vous pourrez voir :
Sur Netflix :
- 200 mètres (2020) de Ameen Nayfeh ;
- Eyes of a thief (2014) de Najwa Najjar ;
- Paradise Now (2005) de Hany Abu Assad;
- Born in Gazza (2014) de Hernan Zin;
- Omar (2013) de Hany Abu Assad (Tanit d’Or JCC 2014);
- 3000 nuits (2015) de Mai Masri;
- Le sel de la mer/Salt of this sea (2008) d’Annemarie Jacir;
- Bonboné (2017) de Rakan Mayasi;
- Pomegranates and Myrrh (2008) de Najwa Najjar ;
- Le cadeau/The present (2020) de Farah Nabulsi.
Sur Shahid :
- Omar (2013) de Hany Abu Assad;
- The Idol/Ya Tayr al tayir/Le chanteur de Gaza (2015) de de Hany Abu Assad;
- Le piège de Huda/Salon Huda (2021) de Hany Abu Assad.
Neïla Driss
La 6ème édition du Festival du Film d’El Gouna, qui s’est tenue du 14 au 21 décembre 2023, a marqué un tournant particulier en se consacrant au soutien de la Palestine, plongée dans une guerre dévastatrice avec Israël. Au cœur de cet événement, un panel intitulé « Caméra en crise : un objectif sur la Palestine » a mis en lumière les défis et les perspectives du cinéma palestinien.
Les intervenants, tous palestiniens, ont partagé des réflexions sur leur engagement artistique dans un contexte de conflit persistant : les réalisateurs Najwa Najjar, Farah Nabulsi (dont le film The Teacher a été projeté lors d’une soirée gala lors de cette édition du festival) et Rashid Masharawi, le réalisateur, scénariste et directeur du festival Red Carpet Human Rights Film Festival (Gaza) Khalil Al Mozian et l’acteur Ahmed Al Munirawi. La modération était assurée par le réalisateur Mohamed Elmoghanni, de Gaza.
Mohamed Elmoghanni :
Durant les quatre premières semaines de la guerre, des doutes concernant mon métier m’assaillaient. J’éprouvais un sentiment d’inutilité en me demandant si le monde n’avait pas déjà tout vu et si les cinéastes avaient encore un rôle à jouer dans un monde saturé d’images de conflits. La dépression s’emparait de moi lorsque je constatais que les gens réclamaient de la nourriture, mais personne ne réclamait des films ni des cinéastes. J’aspire à écouter les idées et expériences d’autres cinéastes palestiniens, un tel dialogue créatif au sein de la communauté artistique est nécessaire en temps de crise.
Ahmed Al Munirawi :
J’exprime ma gratitude envers tous ceux qui ont rendu possible notre présence ici, à El Gouna, pour partager nos expériences et nous écouter. En tant qu’acteur palestinien originaire de Gaza, l’angoisse est palpable, ma famille réside actuellement dans cette zone soumise à une pression constante, vivant sous le spectre des bombes incessantes. Cette pression constante souligne la réalité quotidienne que beaucoup d’entre nous endurent. L’occupation a persisté dans ses tentatives de semer le doute sur notre existence, notre histoire et nos voix. Son objectif est de nous déshumaniser et de nous effacer de la mémoire collective. Aujourd’hui, je suis convaincu que, en tant que Palestiniens, nous avons la responsabilité de créer des films et de partager des récits uniques au monde, une mission que personne d’autre ne peut accomplir à notre place. Nous sommes ici, parlant, riant, et tentant de vivre malgré les défis, mais il est difficile de comprendre à quel point la réalité est ardue.
Najwa Najjar :
Cela fait maintenant une vingtaine d’années que je suis engagée dans ce domaine, aux côtés d’autres talents qui nous ont précédés, ayant marqué des présences notables dans des festivals tels que Cannes, récoltant des distinctions méritées. Tout au long de ces années, nous cinéastes palestiniens, nous sommes acharnés à présenter notre réalité, à narrer nos histoires, mais nous avons constamment été confrontés à la résistance d’autres récits et à un narratif différent. Ces derniers trois mois ont ajouté une couche de complexité à notre voix, rendant plus ardu le fait de nous faire entendre. Nous sommes partie prenante d’un mouvement de résistance, engagé dans un travail significatif sur l’image et le récit. Actuellement, une évolution perceptible se dessine, renforçant la nécessité de persévérer dans la narration d’histoires. Il est impératif de reconnaître le pouvoir transformateur d’un film et de considérer le cinéma comme une arme puissante, exigeant de nous une maîtrise habile de cet outil.
Khalil Al Mozian :
Toute ma vie s’est déroulée à Gaza. Je me pose des questions importantes sur le cinéma palestinien et sa capacité à montrer et refléter la réalité de la vie quotidienne de notre peuple. Est-ce que nos films représentent vraiment ce que nous vivons ? Et est-ce que les Palestiniens les reconnaîtront comme une image fidèle de leur réalité dans le futur ? Malheureusement, le manque de critiques cinématographiques en Palestine constitue un obstacle regrettable, entravant la compréhension et la transmission de la portée du cinéma. Le cinéma a toujours eu le pouvoir de mettre en lumière des aspects spécifiques de la vie, mais j’ai l’impression que quelque chose a changé récemment.
Il y a aussi un problème de financement – qui va soutenir et coproduire nos films ? Les Palestiniens de Gaza auront-ils la possibilité de regarder des films au cinéma demain, et si c’est le cas, accepteront-ils que ces films puissent paraître superficiels s’ils sont financés par des étrangers, comme le film The Teacher de Farah Nabulsi ?
Je me demande aussi si l’Occident sera prêt à accepter nos films qui parlent de notre réalité difficile. Par exemple, est-ce que les occidentaux accepteront des histoires où plusieurs dizaines, voire centaines de personnes, sont tuées en une nuit, des films où on verrait des enfants innocents se faire massacrer ? J’en doute très fort. Ces étrangers préféreront probablement aborder le sujet de la Palestine à leur manière et trouveront des financements selon leurs propres critères, pour leur propre narratif. D’ailleurs, le grand réalisateur américain Steven Spielberg a annoncé son projet de faire un film sur les évènements du 7 octobre. D’après vous, dans quel sens ira ce narratif ? Et comment est-ce que les cinéastes palestiniens pourront y répondre, eux qui ne disposent pas des mêmes moyens ?
Il y a quelques jours, une bombe israélienne a tué l’actrice principale de l’un de mes films ainsi que ses enfants. Je me demande qui en parlera et comment nous pouvons faire entendre nos voix dans cette période difficile ?
Rashid Masharawi :
Il existe un cinéma palestinien, et je n’ai aucun doute que de nouveaux films émergeront des cinéastes palestiniens après cette guerre dévastatrice. La télévision remplit un rôle différent en montrant l’actualité de manière souvent horrible. En revanche, le cinéma palestinien se distingue en luttant contre le récit israélien qui nous présente comme des terroristes.
Le rôle du cinéma palestinien n’est pas de simplement réagir, mais de servir de plateforme pour raconter nos histoires authentiques, en mettant en lumière notre culture, nos traditions, notre identité profonde. Les cinéastes palestiniens ont la responsabilité de continuer à partager nos histoires avec le monde, afin de démontrer que nous ne sommes pas simplement des statistiques, mais des êtres humains avec nos propres récits, vies et cultures distinctes.
Bien que je persisterais dans la création cinématographique comme par le passé, il est indéniable que cette expérience a modifié ma perspective personnelle. Ma perception des Nations Unies, des instances internationales, de la Ligue arabe, des ONG, des États arabes (distincts des peuples) a évolué, et cela ne manquera pas d’influencer mes futurs projets cinématographiques.
Farah Nabulsi :
Pour moi, le cinéma est bien plus qu’un simple divertissement. C’est une forme de résistance, un outil puissant que l’on étudie à l’université comme un « soft power ». En explorant son rôle dans des moments historiques cruciaux, comme la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, j’ai compris que le cinéma a le pouvoir unique d’influencer les mentalités et de contribuer aux changements sociaux.
Je suis convaincue que le cinéma a un rôle essentiel à jouer, et cette influence ne fera que croître avec le temps. Un exemple concret de cette conviction est le festival Red Carpet, que nous avons organisé sur les décombres de Gaza juste après la guerre de 2014. Cette expérience a été extraordinaire, démontrant la capacité du cinéma à émerger même au milieu des ruines post-conflit. Il offre une plateforme résiliente pour l’expression artistique, montrant que même dans les moments difficiles, le cinéma peut être une force de changement et de guérison.
Khalil Al Mozian :
Je souhaite partager une réflexion poignante sur le passé cinématographique de Gaza avant 1948. À cette époque prospère, Gaza comptait environ dix cinémas, symbolisant une véritable phase de civilisation. En 1944, la salle Samer de Gaza était fièrement équipée des dernières technologies, témoignant d’une effervescence culturelle remarquable.
Cependant, ce riche patrimoine cinématographique a connu un déclin tragique. À un certain moment, toutes ces salles ont été détruites, anéantissant les sorties familiales et les rendez-vous amoureux qui impliquaient autrefois des visites au cinéma. Malheureusement, l’arrivée des islamistes, encouragés par Israël, a donné lieu à un mouvement contre les salles de cinéma et la culture en général. Toutes ces salles ont été délibérément détruites, transformées en garages ou affectées à d’autres usages.
Face à ce vide culturel, en 2014, j’ai eu l’idée audacieuse d’organiser un festival malgré l’absence de salles de cinéma. À l’époque, je travaillais sur mon film Sara. Après la guerre, alors que je me promenais avec des amis dans un environnement marqué par l’odeur nauséabonde des cadavres, j’ai décidé de créer ce festival au milieu des décombres. Malgré les doutes et les défis logistiques, j’ai persévéré. J’ai transformé les décombres en une scène vivante avec 120 mètres de tapis rouge, des affiches omniprésentes, un grand écran, et des fauteuils. Environ 10 000 personnes ont assisté à cet événement unique, symbolisant un retour à la vie culturelle après la guerre. Des films étonnants, certains traitant même des décombres, ont été projetés sur un écran installé au cœur de ces ruines, créant une expérience cinématographique saisissante et symbolique.
Mohamed Elmoghanni, interpellant les réalisatrices Farah Nabulsi et Najwa Najjar, lance la discussion sur les défis du tournage en Palestine : « Vous avez tourné des films en Palestine. Racontez-nous comment vous avez fait? Quelles sont les contraintes? »
Farah Nabulsi :
Pour mon court métrage, nous avons tourné à Bethlehem. Pendant le tournage en 2019, j’ai été confrontée à de nombreux problèmes, notamment parce que je n’étais pas habituée aux checkpoints, à une surveillance continue, et à des contrôles constants. Pour The teacher, en 2023, j’avais découvert l’école de Naplouse, et par coïncidence, c’était l’école de ma mère et de ma belle-mère et c’est là que j’ai voulu tourner. A la dernière minute, plusieurs problèmes administratifs sont survenus. Par exemple, pendant le tournage, l’administration a soudainement fixé des dates d’examens qui coïncidaient avec les journées prévues pour le tournage dans l’école où je travaillais. Par ailleurs, essayer de filmer dans une atmosphère entourée par des colons, des colons illégaux, était très émotionnellement intense. Tourner des scènes représentant des colons brûlant des oliviers, alors que cela se déroulait réellement en même temps à quelques mètres, était particulièrement saisissant. De plus, pendant cette période, alors que je filmais une scène dépeignant la démolition d’une maison palestinienne, une maison réelle a été démolie, laissant cette famille sans abri. C’était une confrontation effrayante avec la réalité que je décrivais dans mon film.
Najwa Najjar :
Pour mon film Eyes of a thief/Les yeux d’un voleur (2014), mon acteur Khaled Abol Naga, égyptien, a dû attendre pratiquement un mois en Jordanie avant d’obtenir un visa des autorités israéliennes. Tout était prêt pour le tournage, mais ce visa manquait à l’appel. Finalement, il a obtenu un visa, mais seulement pour 25 jours, ce qui a nécessité une organisation rapide pour respecter ce délai imparti.
Mohamed Elmoghanni partage une réflexion inhabituelle : Je vais vous dire quelque chose qui peut vous paraître bizarre, mais ici à El Gouna, nous voyons des Palestiniens ensemble, alors qu’en Palestine, cela n’aurait pas été possible. Les échanges entre la Cisjordanie et Gaza sont quasiment inexistants en raison de la restriction de nos déplacements. Malgré une distance en voiture d’une heure et demie entre nous, les autorisations nécessaires font défaut. Parfois, pour se rejoindre, il est nécessaire de sortir à l’étranger, de passer par l’Égypte, puis la Jordanie, et enfin d’essayer d’entrer…
Ahmed Al Munirawi :
Je suis de Gaza, et il m’est interdit d’aller en Cisjordanie. J’ai eu plusieurs opportunités de participer à des tournages et des films, mais je n’ai pas pu les saisir, car les cinéastes savent qu’ils ne peuvent pas me faire tourner aussi bien à Gaza qu’en Cisjordanie. Le simple fait d’être de Gaza pose également problème pour l’obtention de visas pour plusieurs pays, ce qui a contribué à me faire rater plusieurs opportunités. Par ailleurs, j’ai été obligé pour gagner ma vie, d’exercer d’autre métiers, par exemple j’ai été photographe en Tunisie, où j’ai résidé pendant 5 ans.
Mohamed Elmoghanni partage une réflexion critique sur la narration de ses films : lorsque j’écris un film et qu’il y a un personnage israélien, il fallait que je justifie chacun de ces actes. Se pose alors la question de savoir si, à l’avenir, nos films aborderont la cruauté des Israéliens ?
Rashid Masharawi :
Dans tous mes films, des Israéliens ont été présents, et je n’ai jamais ressenti le besoin de les justifier. Pour moi, ils sont des personnages représentant les colons. Le spectateur sait qu’il regarde un film palestinien, où l’Israélien incarne le colon, et aucune justification n’est nécessaire de ma part. Cette guerre a mis en lumière, en un court laps de temps, une intensification du sang et des destructions. Je ne m’attendais à rien de mieux de la part des Israéliens. Il est clair que ces individus cherchent à s’accaparer toute la terre sans la création d’un État palestinien. C’est leur objectif.
Je considère que l’occupant a un projet visant notre disparition. Notre rôle en tant que Palestiniens est de rétablir la vie, notamment à Gaza. Nous voulons vivre, et c’est pourquoi nous continuerons à créer des films. Ma carrière dans le cinéma a commencé bien avant la première intifada, à une époque où j’étais pratiquement le seul, comprenant déjà l’importance cruciale de l’image.
Chaque fois, il faut repartir à zéro. Défendre son idée, la discuter, trouver des fonds. C’est difficile, et il n’y avait aucun fond palestinien. Difficile de trouver des gens qui veulent adhérer à ce processus. Et l’énorme succès d’un film n’ouvre pas d’autres portes. Il faut toujours repartir à zéro.
Pareil pour la distribution, c’est un combat perpétuel. La plupart de nos films vont dans les festivals ou sont parfois acheté par certaines chaines de TV, mais ils sont très rarement distribués dans les salles, surtout en occident.
En collaboration avec d’autres personnes, nous avons établi un fonds pour le cinéma à Gaza, offrant aux jeunes de la région la possibilité de partager leurs histoires. Après cette guerre, il y aura certainement beaucoup à raconter, et ce fonds sera disponible en ligne dans environ un mois, permettant à chacun de participer à cette initiative.
En conclusion, le panel « Caméra en crise : un objectif sur la Palestine » a constitué une exploration approfondie des nombreux défis et des rares opportunités qui jalonnent le parcours du cinéma palestinien en ces temps de conflit. Les cinéastes ont partagé des témoignages poignants, mettant en lumière la complexité de leur réalité quotidienne, des efforts pour trouver des financements, de la bataille pour obtenir des autorisations de tournage aux problèmes de distribution, particulièrement dans les salles des pays occidentaux.
Ces discussions ont également souligné la remarquable résilience du cinéma palestinien en tant que force de résistance, de narration et de guérison. Malgré les obstacles omniprésents, une conviction commune a émergé : le cinéma palestinien demeure une force culturelle vitale qui transcende les frontières, offrant une plateforme unique pour exprimer la réalité palestinienne. L’annonce par Rashid Masharawi de la création d’un fonds en ligne pour le cinéma à Gaza représente un pas significatif vers l’autonomisation des jeunes cinéastes palestiniens, offrant une opportunité d’amplifier leurs voix et de partager leurs histoires.
En dépit des défis persistants, le cinéma palestinien continue de briller comme une lumière dans l’obscurité, prêt à défier les narratifs imposés et à perpétuer la tradition de raconter des récits uniques au monde. Ces réflexions soulignent l’importance cruciale de la persévérance et de la détermination dans la quête continue du cinéma palestinien pour être entendu et reconnu à l’échelle mondiale.
Pour aider à diffuser le narratif des palestiniens, je vous propose ci-dessous quelques titres de films palestiniens que vous pourrez voir :
Sur Netflix :
- 200 mètres (2020) de Ameen Nayfeh ;
- Eyes of a thief (2014) de Najwa Najjar ;
- Paradise Now (2005) de Hany Abu Assad;
- Born in Gazza (2014) de Hernan Zin;
- Omar (2013) de Hany Abu Assad (Tanit d’Or JCC 2014);
- 3000 nuits (2015) de Mai Masri;
- Le sel de la mer/Salt of this sea (2008) d’Annemarie Jacir;
- Bonboné (2017) de Rakan Mayasi;
- Pomegranates and Myrrh (2008) de Najwa Najjar ;
- Le cadeau/The present (2020) de Farah Nabulsi.
Sur Shahid :
- Omar (2013) de Hany Abu Assad;
- The Idol/Ya Tayr al tayir/Le chanteur de Gaza (2015) de de Hany Abu Assad;
- Le piège de Huda/Salon Huda (2021) de Hany Abu Assad.
Neïla Driss