Présenté en compétition officielle au 78e Festival de Cannes, « Un simple accident » a bouleversé la Croisette. La projection s’est achevée sous une standing ovation longue et chaleureuse, l’une des plus émouvantes de cette édition. Ce film puissant, tendu, traversé par une rage sourde et une humanité bouleversante, pourrait bien figurer parmi les favoris pour la Palme d’Or.
Son auteur, Jafar Panahi, n’est pas un inconnu sur la scène cannoise. Réalisateur majeur du cinéma iranien, il y a remporté la Caméra d’or en 1995 pour Le Ballon blanc (Quinzaine des réalisateurs), le prix du Jury Un Certain regard pour Sang et Or en 2003, et son film Trois visages y a décroché le prix du scénario en 2018. Mais depuis plus de dix ans, son nom est aussi synonyme de résistance. Résistance à un régime qui a tenté de le réduire au silence, en lui interdisant de filmer, de voyager, ou de s’exprimer publiquement. Cela ne l’a jamais empêché de continuer à faire du cinéma, souvent en cachette, souvent avec des moyens de fortune, mais toujours avec cette nécessité vitale d’interroger son époque, sa société, et les souffrances de son peuple.
Un simple accident, comme nombre de ses précédents films, a été réalisé sans autorisation de tournage délivrée par la République islamique et les actrices du film ne portent pas toutes le hidjab, une transgression passible de lourdes peines en Iran.
Jafar Panahi a payé cher son insoumission : arrestations, assignation à résidence, interdiction de travail, et plusieurs peines de prison. Il est sorti récemment d’une incarcération de sept mois, mais lors de la présentation cannoise, il a tenu à rappeler que nombre de ses confrères et consœurs, en particulier les actrices, sont toujours emprisonnés ou réduits au silence, uniquement pour avoir défendu la liberté, la justice, ou simplement la vérité.
Sur scène, le cinéaste a dédié la projection de son film aux cinéastes iraniens, et plus particulièrement aux actrices « qui ne peuvent plus travailler parce qu’elles ont participé au mouvement de libération des femmes et contre le port obligatoire du voile ». Visiblement ému, il a évoqué sa propre détention, l’impossibilité de travailler librement en Iran, et la douleur de voir ses camarades dispersés dans le monde, souvent en exil, arrachés à leurs terres, mais continuant malgré tout à faire des films. Il a conclu avec cet espoir tenace : « Un jour, nous pourrons rentrer chez nous et filmer à nouveau dans notre pays. »
Dans Un simple accident, tout part d’un fait banal, presque anodin. Un père, sa fille, et une mère enceinte sont en voiture, la nuit. Soudain, ils heurtent et blessent un chien. La fillette reproche à son père de ne pas avoir freiné. Il se défend, dit que l’animal s’est jeté sous la voiture et que la route n’était pas éclairée. Une scène d’apparence ordinaire, mais qui contient déjà tous les éléments qui vont faire basculer le film dans un drame psychologique intense.
La voiture tombe en panne peu après. Est-ce à cause du choc ? On ne le saura jamais vraiment. Un homme tente de les aider, un autre les observe et commence à suivre la famille, discrètement. Le lendemain, cet homme enlève le père. Il s’apprête à le tuer, mais hésite. Est-il sûr de son identité ? Est-ce bien lui, cet ancien geôlier, cet homme qui l’a torturé en prison ? La question le hante. Il décide de le garder captif le temps de vérifier. Il fait alors appel à d’autres anciens prisonniers, eux aussi victimes du même bourreau, pour essayer de le reconnaitre.
Chacun apporte son témoignage. Il y a celui qui veut oublier, tourner la page, recommencer sa vie, celui qui réclame vengeance immédiate, celle qui ne parvient pas à surmonter les séquelles physiques et psychologiques de la torture… Le film avance par couches successives, chaque voix apportant une nuance, une douleur différente. Jusqu’à un face-à-face final entre le prisonnier et son ravisseur. La vérité éclatera-t-elle ? Ou est-ce simplement une autre projection de la mémoire brisée de ces hommes et femmes broyés par l’appareil répressif d’un État qui nie les libertés les plus fondamentales ?
Un simple accident n’est pas un film à suspense au sens classique du terme, même s’il en emprunte certains ressorts. C’est avant tout une réflexion sur la mémoire, la justice, la vengeance, et la possibilité (ou l’impossibilité) de la réconciliation. Jafar Panahi y tisse une métaphore lucide de la société iranienne, traumatisée par des décennies de répression. À travers les figures de ses personnages — l’enfant innocente, le père embarrassé, la mère silencieuse, les anciens prisonniers tiraillés entre oubli et revanche —, il déploie un tissu de récits individuels qui, mis bout à bout, forment une fresque collective de la douleur iranienne.
La mise en scène, sobre et tendue, accentue ce sentiment d’étouffement. Les plans serrés, les jeux d’ombre et de lumière, les silences, les cris, tout concourt à créer une atmosphère de doute permanent. Est-ce lui ? Est-ce le bon ? Peut-on croire sa mémoire ? Peut-on faire justice avec si peu de certitudes ? A-t-on le droit de se faire justice soi-même ? Et si on tue, ne devient-on pas comme ce bourreau? Ce n’est pas la réponse qui importe, mais le chemin que chacun emprunte. Et au fil du film, les divers personnages évoluent.
Le film interroge aussi ce que signifie être un être humain face à la machine de l’État. Il oppose, de manière presque documentaire, les survivants et les bourreaux, les victimes et les complices, les résistants et les zélateurs. Il n’y a pas de manichéisme dans Un simple accident, mais une complexité morale vertigineuse. Chacun est confronté à ses choix, à ses douleurs, à son passé. Chacun essaie de comprendre ce qui lui est arrivé, et ce qu’il doit faire à présent.
Avec ce film, Jafar Panahi confirme qu’il est l’un des grands cinéastes du présent. Malgré les interdictions, les arrestations, les exils forcés, il continue à faire entendre la voix de ceux qu’on empêche de parler. Un simple accident est peut-être son œuvre la plus politique, et paradoxalement la plus humaine. Il nous rappelle que derrière les slogans, les lois et les censures, il y a des vies. Des existences abîmées, mais debout. Des hommes et des femmes qui, envers et contre tout, continuent à croire à la dignité.
À Cannes, ce cri a trouvé un écho. Le public du Grand Théâtre Lumière, debout, a longuement applaudi ce retour en grâce. Une Palme d’Or serait une reconnaissance éclatante, mais le film a déjà accompli bien davantage : il a touché les consciences. Avec une bouleversante simplicité.
Neïla Driss