Avec « La Vie aprĂšs Siham », prĂ©sentĂ© Ă Cannes 2025 dans la sĂ©lection de lâACID, le rĂ©alisateur franco-Ă©gyptien Namir Abdel Messeeh livre un documentaire dâune rare intensitĂ© Ă©motionnelle. Ce film autobiographique, Ă la fois journal de deuil, enquĂȘte familiale et geste cinĂ©matographique profondĂ©ment personnel, confirme la singularitĂ© de son auteur, dĂ©jĂ saluĂ© pour le trĂšs beau « La Vierge, les Coptes et moi » en 2011, un film qui mĂȘlait documentaire et reconstitution, et qui avait remportĂ© le Tanit dâargent documentaire aux JournĂ©es CinĂ©matographiques de Carthage en 2012.
NĂ© Ă Paris en 1974 dans une famille copte Ă©gyptienne, formĂ© Ă la FEMIS, Namir Abdel Messeeh a toujours inscrit son Ćuvre dans une exploration des identitĂ©s multiples, entre France et Ăgypte, entre croyances hĂ©ritĂ©es et regard critique. Dans La Vie aprĂšs Siham, il poursuit cette quĂȘte intime en revenant sur une promesse faite Ă sa mĂšre avant sa mortâŻ: raconter son histoire. Le film devient ainsi non seulement un portrait dâoutre-tombe, mais aussi un acte de fidĂ©litĂ©, de rĂ©paration et de transmission.
Une promesse comme point de départ
Le film sâouvre sur une perteâŻ: celle de la mĂšre, Siham, figure centrale du rĂ©cit, disparue avant le pĂšre, Waguih. Huit ans plus tard, celui-ci meurt Ă son tour, et le rĂ©alisateur, leur fils, se retrouve seul face Ă un double deuil. Plus encore, il est confrontĂ© Ă une mission quâil sâest lui-mĂȘme assignĂ©eâŻ: raconter leur histoire, et par extension, la sienne.
Ce qui rend la tĂąche plus complexe, câest que Namir Abdel Messeeh est un documentariste habituĂ© Ă capter le rĂ©el sans toujours solliciter le consentement de ceux quâil filme. Or, cette fois-ci, câest sa propre intimitĂ© quâil doit explorer. Il ne sâagit plus seulement dâobserver, mais dâinterroger, de ressentir, de se confronter aux silences familiaux, aux rĂ©cits divergents, aux souvenirs lacunaires. Et surtout, de se livrer.
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Un collage émotionnel et sensoriel
La mise en forme de cette quĂȘte intime prend une structure fragmentaire, qui Ă©pouse la nature mĂȘme du souvenir. La Vie aprĂšs Siham est un film kalĂ©idoscopique qui mĂȘle archives familiales, tournages contemporains, sĂ©quences en super 8 et extraits de vieux films Ă©gyptiens, notamment ceux de Youssef Chahine, figure tutĂ©laire qui plane sur le film comme un double artistique. Le rĂ©sultat est un collage visuel et Ă©motionnel, oĂč chaque image convoque une mĂ©moire, une absence ou un Ă©cho.
La camĂ©ra sâattarde sur les gestes du pĂšre, sur les objets laissĂ©s par la mĂšre, sur les lieux oĂč elle a vĂ©cu. Elle filme aussi les hĂ©sitations du cinĂ©aste lui-mĂȘme, ses doutes, ses maladresses, sa douleur. On le voit interroger, se souvenir, parfois tourner en rond. Le film ne cache rien de ces moments de perte de contrĂŽle, et câest dans cette sincĂ©ritĂ© mĂȘme quâil trouve sa force.
La mémoire comme champ de bataille
Lâune des dimensions les plus passionnantes du film rĂ©side dans son rapport Ă la vĂ©ritĂ©. En commençant par « la version officielle » de lâhistoire familiale, telle quâelle est racontĂ©e dans les rĂ©unions, Namir Abdel Messeeh dĂ©couvre peu Ă peu que les rĂ©cits de sa mĂšre et de son pĂšre se contredisent, que certains Ă©vĂ©nements ont Ă©tĂ© tus ou embellis, que la mĂ©moire est un territoire mouvant, instable. Le documentaire devient alors enquĂȘte, mais une enquĂȘte sans rĂ©solution dĂ©finitiveâŻ: le rĂ©el est multiple, et chaque version a sa lĂ©gitimitĂ©.
Cette confrontation avec les rĂ©cits parentaux donne au film une dimension presque psychanalytique. Il ne sâagit plus seulement de rendre hommage aux morts, mais de comprendre ce quâils nous ont lĂ©guĂ©, consciemment ou non. Et ce legs est ambivalentâŻ: il contient de lâamour, bien sĂ»r, mais aussi des contradictions, des non-dits, des blessures.
La quĂȘte dâun lieu dâappartenance
Si le film se dĂ©ploie entre la France et lâĂgypte, câest parce que lâhistoire familiale elle-mĂȘme est traversĂ©e par lâexil. Les parents ont quittĂ© leur pays dâorigine, mais nây ont jamais vraiment renoncĂ©. Et le fils, nĂ© en France, navigue entre deux cultures, deux langues, deux maniĂšres dâĂȘtre au monde.
La Vie aprĂšs Siham interroge ainsi la notion de « pays natal »âŻ: est-ce une terre, une langue, une mĂ©moire ? Le film ne donne pas de rĂ©ponse tranchĂ©e, mais il montre avec acuitĂ© combien le sentiment dâappartenance peut ĂȘtre en mĂȘme temps flou et important pour les enfants de lâimmigration. Ă travers les photos, les chants, les films, câest tout un pan dâhistoire commune entre lâĂgypte et la diaspora copte en France qui affleure, en creux.
La dimension politique du film est dâailleurs prĂ©sente, mais toujours en arriĂšre-plan. Il nây a pas de discours militant, mais une attention constante Ă ce que signifie « ĂȘtre arabe », « ĂȘtre Ă©gyptien », « ĂȘtre français », quand ces identitĂ©s sont vĂ©cues au croisement de plusieurs mĂ©moires.
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Une catharsis par le cinéma
Plus quâun film de deuil, La Vie aprĂšs Siham est un film de transformation. Il ne cherche pas Ă fixer le passĂ©, mais Ă lâinterroger, Ă en faire Ă©merger un sens, parfois douloureux, parfois salvateur. La promesse faite Ă la mĂšre devient ainsi une forme de contrat moral, que le rĂ©alisateur honore avec dĂ©licatesse, sans pathos, mais avec une sensibilitĂ© Ă fleur de peau.
Comme dans ses prĂ©cĂ©dents films, Namir Abdel Messeeh nâa pas peur de lâautodĂ©rision, du doute, de lâimperfection. Il filme sa propre vulnĂ©rabilitĂ© avec une honnĂȘtetĂ© rare. Et câest cette vulnĂ©rabilitĂ©, pleinement assumĂ©e, qui touche et qui reste.
Le cinĂ©ma, pour lui, est un lieu dâĂ©laboration du rĂ©el, un outil pour dire lâindicible, pour rĂ©parer les brĂšches intimes, pour faire le deuil â non pas en oubliant, mais en transformant lâabsence en mĂ©moire active. Câest aussi, peut-ĂȘtre, une façon de devenir pĂšre Ă son tour, en transmettant ce quâon a reçu, ou ce quâon a tentĂ© de comprendre.
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Un accueil chaleureux et une reconnaissance internationale
La projection du film Ă Cannes a rĂ©uni lâensemble de lâĂ©quipe, y compris les producteurs Ă©gyptiens, dans une ambiance dâapprĂ©ciation sincĂšre et dâenthousiasme partagĂ©, tant du public que des critiques. Ce succĂšs sâinscrit dans une trajectoire dĂ©jĂ marquĂ©e par une reconnaissance importante en Ăgypte et dans le monde arabe.
La Vie aprĂšs Siham a reçu en 2021 deux prix des sponsors du Cairo Film Connection, ART et Ergo, en soutien Ă de nouvelles voix cinĂ©matographiques dans le monde arabe. Cette aide a permis la production de ce documentaire remarquable qui a su capter lâattention des festivaliers cannois. Ce soutien institutionnel souligne lâimportance de plateformes telles que le Cairo Film Connection dans lâaccompagnement des projets ambitieux de la rĂ©gion.
Mohamed Sayed Abdel Rahim, responsable des Cairo Industry Days au Festival International du Film du Caire, a exprimĂ© sa grande satisfaction quant Ă lâaccueil chaleureux rĂ©servĂ© au film lors de sa premiĂšreâŻ: «âŻNous sommes extrĂȘmement fiers de voir lâun des projets du Cairo Film Connection connaĂźtre un tel succĂšs international et une telle reconnaissance dans un festival aussi prestigieux que Cannes. Cette rĂ©ussite illustre lâimportance du soutien aux jeunes talents arabes et met en lumiĂšre le rĂŽle catalyseur du Cairo Film Connection pour les projets cinĂ©matographiques ambitieux.âŻÂ»
Cette réussite illustre également le rÎle grandissant du Festival International du Film du Caire et de sa plateforme industrie dans le développement du cinéma arabe, en offrant à ses talents une visibilité sur les scÚnes internationales et en renforçant la présence des créateurs égyptiens et arabes dans les grands forums mondiaux.
NeĂŻla Driss
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