L’Holocauste reste l’un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’humanité, et sa représentation au cinéma est un exercice périlleux. Les réalisateurs qui ont tenté d’aborder ce sujet complexe ont souvent été confrontés à un dilemme artistique : comment rendre justice aux souffrances indicibles tout en évitant de tomber dans la sentimentalité ou la trivialisation ? Jonathan Glazer, réalisateur britannique réputé pour son style visuel distinctif, relève ce défi avec brio dans son dernier film « The Zone of Interest ».
Basé sur le roman éponyme de Martin Amis (décédé le 20 mai, le lendemain de la première du film au 76ème Festival de Cannes), le film transporte les spectateurs dans l’univers insidieux d’Auschwitz, mettant en lumière la vie domestique du commandant Rudolf Höss et de sa femme Hedwig du temps où le SS commandait ce camp d’extermination. Interprétés respectivement par Christian Friedel et Sandra Hüller, ces personnages incarnent la dualité troublante de ceux qui ont commis des actes monstrueux tout en menant une existence en apparence ordinaire.
Jonathan Glazer adopte une approche stylistique audacieuse, combinant une mise en scène précise avec une esthétique visuelle soignée. Les plans de Lukasz Zal, créent une atmosphère d’étrangeté et de malaise, renforçant ainsi l’impact émotionnel du film. Parallèlement, la conception sonore immersive de Johnnie Burn, mélangeant subtilement des bruits de fond tels que des coups de feu lointains, des cris étouffés et le grondement subsonique des machines de la mort, rappelle aux spectateurs l’horreur indicible qui se déroule en arrière-plan.
The Zone of Interest se distingue par son refus de céder à la facilité du voyeurisme ou de l’exploitation graphique des horreurs de l’Holocauste. Au lieu de cela, Jonathan Glazer opte pour une approche plus subtile, laissant les images évoquer l’horreur sans les montrer directement. Cette technique met l’accent sur l’imagination du spectateur, qui est ainsi amené à reconstruire les détails les plus sombres à partir des indices visuels et sonores disséminés dans le film.
Le réalisateur britannique parvient à créer une tension palpable en juxtaposant des scènes de la vie quotidienne apparemment normale de la famille Höss avec des moments plus sombres et inquiétants. Les enfants jouent joyeusement dans la piscine ou Rudolf lit des histoires à ses filles, donnent l’illusion d’un cadre familial idyllique. Pourtant, les indices visuels subtils, tels que l’uniforme SS de Rudolf et les serviteurs qui semblent être des prisonniers du camp, rappellent constamment la réalité sordide de leur existence.
Jonathan Glazer privilégie également une approche minimaliste de la narration, laissant les images parler d’elles-mêmes. Il évite les discours explicatifs et les dialogues superflus, permettant ainsi au spectateur d’interpréter les scènes selon sa propre sensibilité et son bagage personnel. Cette approche souligne la force évocatrice du cinéma en tant qu’art visuel et offre une expérience cinématographique immersive et profondément troublante.
Au sein du film The Zone of Interest, les victimes de l’Holocauste restent invisibles à l’écran, mais leur présence se fait ressentir de manière troublante tout au long du récit. Le réalisateur parvient à transmettre le sort tragique des victimes à travers des éléments subtils et symboliques, laissant ainsi le spectateur comprendre les horreurs qui leur sont infligées.
Une scène particulièrement dérangeante met en lumière cette approche : l’épouse du commandant Rudolf Höss essaie un manteau de fourrure luxueux. Au premier abord, cette scène semble anodine, mais peu à peu, la provenance du manteau se révèle. Le spectateur réalise avec effroi qu’il appartenait à l’une des nombreuses victimes de l’Holocauste. Ce contraste entre la trivialité de l’acte et la signification profonde du vêtement souligne la banalisation de l’horreur au sein de cette société nazie.
Une autre séquence marque les esprits : l’épouse de Rudolf Höss raconte avoir découvert un diamant caché dans un tube de dentifrice. Elle exprime son admiration pour l’ingéniosité des victimes qui ont dû recourir à des stratagèmes désespérés pour préserver leurs biens. Cette histoire, en apparence anecdotique, révèle l’ampleur de l’injustice et de la cruauté infligées aux victimes de l’Holocauste. Elle met également en lumière la déconnexion totale entre les bourreaux et la souffrance humaine.
Une scène clé du film implique une rencontre entre Rudolf Höss et des industriels qui discutent des performances d’un four crématoire qu’ils conseillent d’utiliser au camp. Les industriels sont préoccupés par les chiffres et les bénéfices, sans se soucier de la tragédie humaine qui se déroule à Auschwitz. Ils discutent affaires, comme si des vies humaines n’étaient pas en jeu, comme s’il s’agissait d’installer des machines quelconques dans une usine ordinaire. Cette scène met en évidence la complicité tacite de nombreux acteurs économiques de l’époque, qui ont profité du système concentrationnaire sans se préoccuper des vies humaines anéanties.
Jonathan Glazer utilise habilement ces scènes pour susciter une réflexion profonde chez le spectateur. Il souligne la façon dont les bourreaux nazis ont déshumanisé les victimes, les réduisant à de simples objets à exploiter. Les actions et les paroles des personnages, bien que subtiles, renforcent le sentiment de répulsion et de dégout face à la cruauté et à l’indifférence.
The Zone of Interest se distingue donc par sa capacité à faire ressentir l’horreur sans jamais la montrer directement. En évitant les images graphiques et choquantes, le film laisse une place à l’imagination du spectateur, qui est ainsi confronté à la réalité brutale de l’Holocauste de manière plus profonde et personnelle.
Cette approche audacieuse permet au film de créer une tension palpable et met le spectateur dans une situation d’inconfort et de malaise. Ces gens qui vivent normalement, juste à côté d’un génocide, est une situation glaçante. On est outré par le fait que des êtres humains puissent s’accommoder de telles horreurs et feignent de ne pas les voir, et pire, en tirent profit pour leur confort et bien être personnels.
Outre sa mise en scène captivante, The Zone of Interest se distingue également par ses performances d’acteurs remarquables. Christian Friedel incarne Rudolf Höss avec une justesse saisissante, révélant la fragilité et la perversité de ce personnage complexe. Sandra Hüller, quant à elle, offre une interprétation mémorable de Hedwig, dépeignant avec subtilité la complicité de cette femme dans les crimes commis par son mari et son indifférence totale envers les victimes du camp. Leur jeu d’acteur impeccable contribue à la crédibilité et à la profondeur des personnages, renforçant ainsi l’impact émotionnel du film.
Enfin, il convient de souligner la portée sociale et historique de The Zone of Interest. Le film nous rappelle la nécessité de se confronter à l’histoire et d’en tirer des leçons pour éviter que de tels événements ne se reproduisent. Jonathan Glazer parvient à évoquer la culpabilité collective et la complicité silencieuse qui ont permis à l’Holocauste de se produire, tout en mettant en lumière les individus pris au piège dans un système meurtrier.
Le producteur James Wilson, l’actrice Sandra Huller, le réalisateur Jonathan Glazer, l’acteur Christian Friedel et la productrice Ewa Puszczynska, lors de la montée des marches pour le première du film
The Zone of Interest est un film d’une intensité et d’une puissance exceptionnelles, qui aurait sans aucun doute mérité d’être récompensé de la Palme d’Or au 76ème festival de Cannes. Malheureusement, le jury présidé par Ruben Östlund a pris une décision différente, laissant place à une incompréhension générale parmi les spectateurs et les critiques, et n’a décerné à ce très beau film que le Grand Prix. Lors de la conférence de presse des membres du jury qui a suivi la cérémonie de clôture, une question récurrente a été soulevée, mais n’a malheureusement pas trouvé de réponse : Pourquoi The Zone of Interest n’a-t-il pas été couronné de la prestigieuse Palme d’Or ?
Neïla Driss