Le réalisateur américain d’origine égyptienne Lotfy Nathan a réalisé son premier long métrage de fiction Harka en Tunisie. Le film a fait sa première au festival de Cannes dans la section Un Certain Regard, ce qui a permis au jeune acteur Adam Bessa, qui y joue le rôle principal, de remporter le prix de meilleure performance.
La présence de Lotfy Nathan à Cannes a été l’occasion de lui poser quelques questions.
Pourquoi avez-vous fait ce film, qui raconte une histoire si éloignée de vous ?
En réalité, à l’origine, je ne m’imaginais pas devenir réalisateur. Mon rêve était de devenir peintre, mais lors de mes études en beaux-arts, j’ai suivi des cours de réalisation de documentaires. C’est ainsi que j’ai commencé à réaliser des documentaires, principalement car cela ne nécessitait pas beaucoup de ressources financières, mais j’aurais préféré travailler sur des fictions. D’ailleurs, même en réalisant des documentaires, j’essayais toujours d’y incorporer une part de fiction, soit en créant des scènes fictives, soit en ayant une approche subjective lors du montage.
Lorsque la révolution tunisienne a éclaté, j’ai été passionné par ce qui s’est passé, même si je vivais aux États-Unis à l’époque. L’histoire de Bouazizi m’a particulièrement captivé. Il était fascinant de voir comment l’acte d’une seule personne pouvait avoir un tel impact sur un pays et même sur une région entière.
Un collègue avec qui je travaillais à Los Angeles m’a proposé de réaliser un film sur Bouazizi, étant donné que je suis d’origine égyptienne. J’ai trouvé l’idée intéressante, même si je me suis senti choqué de constater que tous les Arabes étaient perçus comme étant les mêmes. J’ai toutefois eu peur de ne pas pouvoir raconter une histoire authentique.
Et ensuite, que s’est-il passé ? Êtes-vous allé en Tunisie pour découvrir la réalité sur place ?
En 2014, j’ai effectué mon premier voyage en Tunisie pour mener des recherches. Un réalisateur m’a présenté aux gens de Cinetelefilms en leur disant : « c’est un Américain qui veut faire un film sur la Tunisie », ils ont trouvé l’idée étrange, mais ont accepté de faire partie de l’aventure. Quelques jours plus tard, je me suis rendu à Sidi Bouzid et j’ai compris qu’il y avait quelque chose à raconter. J’ai réalisé que les gens là-bas étaient différents et avaient des histoires à partager. Cela m’a rappelé mon travail sur des documentaires et j’ai commencé à penser à comment je pourrais présenter quelque chose de nouveau, même pour les locaux.
Cependant, la préparation pour le film a pris plusieurs années. J’ai rapidement compris que parler de la révolution ne serait plus suffisant, car les années s’étaient écoulées et les choses avaient changé. J’ai alors commencé à développer le personnage principal pour qu’il puisse s’adapter à la réalité des années post-révolution.
Qu’avez-vous en commun avec le personnage principal ?
Je partage avec le personnage principal certaines émotions, même si elles sont à des niveaux différents. J’ai ressenti de l’empathie envers lui, du moins lors de sa création. Bien qu’il n’ait pas vécu les mêmes circonstances que moi, nous avons en commun d’avoir traversé une période de désespoir.
Comment avez-vous pu écrire un scénario dans une langue qui vous est étrangère ?
Je ne parle pas arabe et je suis frustré de ne pas pouvoir communiquer avec ma famille en Égypte lorsque j’y vais. C’est peut-être cette frustration qui m’a poussé à réaliser un film en arabe. C’est un handicap, et peut-être qu’inconsciemment j’ai voulu faire un film dans cette langue pour relever un défi.
Comment avez-vous créé votre personnage et surtout comment avez-vous pu mettre toute cette intensité dans le film ?
Lors de mes recherches à Sidi Bouzid, j’ai parlé aux proches et amis de Mohamed Bouazizi et j’ai observé les gens pour dessiner mon personnage. J’ai rencontré beaucoup de gens, y compris un garçon solitaire et vulnérable dans un bar. Bien que mes collaborateurs s’y opposaient, j’ai passé deux jours avec lui. Il vivait seul sur un chantier, avait des problèmes de drogue, avait été rejeté par tous et avait perdu son frère par suicide. J’ai trouvé ce garçon très intéressant et j’ai voulu m’en inspirer pour mon personnage. J’ai même pensé à lui pour jouer le rôle principal. Cependant, le producteur a refusé de l’embaucher en raison de son imprévisibilité. Le tournage a duré 24 jours et tout devait être bien organisé.
Et en fin de compte, le producteur avait raison, puisque malheureusement, le gars a disparu avant le tournage. J’aurais aimé qu’Adam le rencontre pour mieux comprendre le personnage, mais il était introuvable. Je ne sais pas où il est aujourd’hui.
J’étais par contre inquiet du fait d’avoir un acteur tunisien, vivant en France. Au début je voulais un acteur qui vivait sur place. Mais Adam est très doué et a travaillé très dur. Il a fait beaucoup de recherches et a regardé plein de documentaires sur la révolution tunisienne et sur les jeunes des régions défavorisées. Il a passé un temps fou à tout absorber et assimiler. D’ailleurs son prix de meilleure interprétation prouve bien la qualité de son travail !
Adam Bessa, lors de la première de Harka au Festival de Cannes
Comment avez-vous travaillé avec Adam Bessa ?
Avant le tournage, j’ai beaucoup travaillé avec Adam pour préparer son rôle. Lui-même a effectué une forme de méditation, explorant son personnage de l’intérieur. Sinon, j’essayais toujours de le mettre dans l’ambiance de la scène à jouer. Par exemple pour la scène où il agresse un policier en train de parler au téléphone dans la rue, j’ai demandé à l’acteur jouant le policier de gifler Adam afin de le mettre dans une situation d’agressivité. Ensuite, dans mes écouteurs, j’ai entendu Adam dire à l’acteur de le frapper fort, de frapper pour de vrai. Cette démarche a rendu les scènes plus réelles et crédibles.
Allez-vous projeter le film à Sidi Bouzid ?
Le film sera distribué dans plusieurs villes en Tunisie. J’espère néanmoins trouver un moyen de le projeter à Sidi Bouzid malgré l’absence de salle de projection dans la région. Avec le distributeur tunisien, nous sommes en train de chercher des solutions. Si cela dépendait de moi, je le projetterais là-bas sans hésiter.
Neïla Driss