Loin des flonflons de la fête et en communion avec toutes les générations d’Italiens de Tunisie, nous étions trois à avoir décidé de célébrer la République italienne en nous engageant dans une longue promenade dans la ville de Tunis et ses deux versants.
Tania et Paolo viennent de la région de Florence, quelque part dans ce triangle magique ou rayonnent également Sienne et Bologne. D’une certaine manière, leur italianité diffère de celle des Siciliens, des Calabrais, des Sardes et des Napolitains qui ont été nombreux à peupler Tunis et ses environs.
Palazzo Gnecco, Tunis (Photo : Mounir Azizi)
Ils sont d’ailleurs encore présents, dans les lieux qu’ils ont fait vivre, du Kram avec les Baiada à Saint-Henri avec les Curti. Souvent, je retrouve des amis aux origines italiennes dont certains ont choisi de s’assimiler complètement au pays natal et à celui de leurs ancêtres, venus au dix-neuvième siècle.
Pour cette quête des traces italiennes dans Tunis, nous avons choisi de commencer par le Quartier franc du dix-septième siècle, en allant à la recherche des anciens caravansérails de Sardaigne et du Royaume des Deux-Siciles.
Nous avons ensuite retrouvé les échos du palazzo Gnecco qui se souvient encore de la présence de Garibaldi, Fedriani et plusieurs réfugiés qui avaient trouvé à Tunis, un havre accueillant et l’asile politique.
La bâtisse de la maison Gnecco est impressionnante. Tania prononce le mot « Gattopardo » comme pour nous projeter dans un film de Visconti. Nous admirons les portes ouvragées et les colonnes en marbre de Carrare qui ornent les escaliers. J’évoque la longue saga familiale des Évangélisti dont l’un des membres fut pour un temps, antiquaire dans l’un des appartements du palais.
Rue d’Italie
L’église Sainte Croix est notre prochaine étape. J’y rappelle la longue histoire des Capucins et celle des nombreuses congrégations italiennes qui ont animé la spiritualité et l’action sociale dans ces quartiers populeux d’une médina qui ne parlait que l’idiome sicilien.
Nos pas nous mèneront d’ailleurs jusqu’à l’église du Rosaire qui se trouve à l’autre bout de la ville. Nous irons aussi sur les traces des deux chapelles qui se trouvaient à la rue de la Sebkha, non loin de l’impasse du Fossé, là où hors les murs, ont vécu les premières communautés italiennes.
Le souvenir remonte à chaque pas. Ici, la boulangerie Musso, là l’atelier de menuiser d’Yvo Salerno, plus loin se trouvaient le salon de coiffure de Giuseppe, la boutique de Campo, le tailleur Salvatore, le sertisseur Settimo Spina et tant d’autres que je pourrais nommer un par un.
Les anecdotes fusent et des bribes de mémoire jaillissent entre la rue El Mektar et le souk des Teinturiers. Nous choisissons de remonter le boulevard jusqu’à la porte Bab Djedid. L’ancien lycée italien est toujours là ainsi que les immeubles dont on dirait qu’ils surgissent d’une ruelle palermitaine. Les échos des voix et des visages s’incrustent et ont aussi la saveur de la caponate d’aubergines ou des gnocchi aux pommes de terre.
Familles siciliennes
Je revis dans ma peau italienne, près de la Porte Neuve, entre la rue des Silos et la rue de l’Hiver. Le local du Club Africain est ouvert. Nous y entrons et je feins de demander le nom de l’entraîneur italien qui avait milité au club. La réponse fuse prompte : « Fabio ». Et je raconte le mystérieux bloc-notes du grand Fabio Rocheggiani lorsque sur le banc de touche, il dessinait alors que tous pensaient qu’il dressait des schémas tactiques. Car Fabio fut aussi artiste peintre.
Au cœur de la médina, nous croisons Raimondo Fassa, un intellectuel de premier plan, qui a longtemps vécu entre la rue El Kobbi et le passage Sidi Abderraouf.
Aujourd’hui, il habite rue Boukhris, près de la demeure de mes aïeux. Nous évoquons la mémoire italienne et en particulier celle des Livournais dont nous traversons le souk qu’ils avaient créé à Tunis à l’enseigne des Grana.
Sur l’autre versant de la ville, une autre Petite Sicile nous attend : celle qui est née de la patience de la signora Fasciotti qui achetait toute la pierre de la médina pour remblayer la lagune et bâtir un nouveau quartier.
Dans ces méandres, voici le Politeama Rossini dont le fronton fut longtemps orné de l’effigie du musicien. Un médaillon vide porte encore cette trace en creux, sur la façade de ce théâtre italien créé en 1903.
Lycée italien de Bab Djedid
Plus loin, la maison Ibn Khaldoun se souvient encore qu’elle fut le siège de la Dante Alighieri. L’architecture florentine de l’édifice le suggère tout comme la tête dans les nuages, le palazzo Designi rêve à une lointaine Venise.
Les noms me reviennent : Carollo, Bonfiglio, Checca, Bertolino, Di Trapani, Cordaro, Tedeschi, Mineo, Santonocitto, Luciani, Canio. Les noms se mêlent aux enseignes : Pino, Di Carlo, Cacciola, le Paradiso, le Circolo, l’opéra dei Puppi qui se trouvait à la rue El Marr.
La déambulation continue, les yeux sur l’œuvre des maçons italiens. Ce sont des mains souvent siciliennes qui ont bâti les demeures, défriché la terre, rêvé d’un avenir africain qui aurait eu les saveurs de la péninsule du Cap Bon et des rives de la Medjerda.
Tania et Paolo n’en reviennent pas et se promènent d’une Petite Sicile à une autre, se retrouvent à la Goulette, à l’ombre de l’église catholique et de Notre-Dame de Trapani puis, mentalement, retraversent toutes ces Italies virtuelles que nous avons juste effleurées.
En gage d’amitié, ils m’offrent une marionnette à l’effigie de Pinocchio, ce qui, instantanément, me renvoie aux lectures de l’enfance et à d’autres héros comme Scaramuzza.
Migrants italiens
Désormais j’ai l’âge de Gepetto mais cela ne m’empêchera pas de jouer avec cette marionnette inattendue mais qui tombe à point. Ce devait être écrit quelque part que je recevrai ce Pinocchio, un premier juin au moment même où, bien loin, à Vienne, une poupée sicilienne et un film témoignent de ma participation à un événement artistique.
Ne dit-on pas que le hasard fait bien les choses ? Ne dit-on pas aussi, avec justesse, que nous avons tous en nous quelque chose d’Italie ? N’est-il pas également vrai qu’une simple promenade peut réveiller des nostalgies insoupçonnées ?
