Aujourd’hui, René Cauchi vit au Canada où il a choisi de passer sa retraite entouré de sa famille. Il y a quelques années, il baissait définitivement le rideau de son atelier qui, depuis lors, héberge un autre commerce.
Tous les Tunisois connaissaient l’atelier de René Cauchi à la rue Saint-Jean, juste derrière le Chantilly et la librairie Clairefontaine. Que de figures connues ont défilé dans ce lieu à une époque où le prêt-à-porter n’était pas encore la règle.
Chez Cauchi, tout était fait sur mesure et dans les règles de l’art. Et les clients fidèles revenaient pour les essayages et plus rarement pour de légères retouches.
René Cauchi avait alors pour voisins les éditions Tanit de Hassine Mohsen et le mythique Douieb Sports. La rue Saint-Jean qui relie la rue d’Alger à la rue Saint-Charles ne désemplissait jamais.
Né en mai 1936, d’origine maltaise, René Cauchi a longtemps vécu dans la médina, dans un petit appartement, avec son père Joseph et les huit membres de la famille. Son père l’avait retiré de l’école malgré ses bonnes notes. Il fallait qu’il apprenne un métier pour soutenir la famille.
Le jeune René ira donc apprendre le métier de tailleur auprès de Manou, un Sarde qui deviendra son mentor et dont le nom était Emmanuel Pili. Auparavant, dès 1949, il travaillera avec son beau-frère Francesco Zarb et puis il finira par s’installer à son propre compte d’abord à la rue Colmar puis à la rue Saint-Jean.
Parmi ses clients, le président Bourguiba était le plus illustre et contribuera à établir la réputation de René Cauchi dont le nom reste mythique dans la mémoire de Tunis.
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Les anecdotes, René Cauchi les racontait par centaines et il avait toujours les rieurs de son côté. D’ailleurs, il n’était pas rare d’entendre des éclats de rire, fuser de son atelier.
Parmi ces anecdotes, il en était une qu’il aimait répéter. C’était en mai 1943, il n’avait que sept ans et les Alliés venaient de libérer Tunis. Sur la grande avenue, les militaires américains défilaient et l’un d’entre eux, lui tendit une barre de chocolat. Cauchi avait toujours affirmé que c’était son meilleur cadeau et qu’il chérissait ce souvenir entre tous.
Des histoires, il sait en raconter ! Le temps de ses débuts avec Zarb qui l’avait initié et Manou qui lui a ensuite permis d’apprendre bien des nuances. Ce dernier qui était son aîné de cinq ans, l’avait pris sous son aile et deviendra son mentor.
Plus tard, le jeune René ira à Milan en Italie pour perfectionner sa technique et obtenir son diplôme. Lorsqu’il le décrochera, il avait ressenti une grande fierté. Lui qui n’avait pas pu terminer l’école prenait ainsi sa revanche. De retour à Tunis, il allait enfin ouvrir sa propre boutique et paver son chemin de créations textiles originales.
René Cauchi, qui vit actuellement à Montréal, était également inépuisable à propos de son voyage en Australie, de l’autre côté du monde. Il a ainsi visité tous les continents et découvert des réalités lointaines.
Dans son échoppe de la rue Saint-Jean, tous ces univers insaisissables lui trottaient dans la tête et c’est ce qui fait de ce bonhomme un être exceptionnel qui, sans doute, continue à apprendre pour mieux partager.
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C’était avant la toute-puissance du prêt-à-porter ! Il fut un temps où les tailleurs avaient pignon sur rue et une clientèle fidèle. Rares sont ceux qui se souviennent de cette époque où chaque quartier avait son tailleur attitré.
A Bab Djedid, ils étaient plusieurs et je me souviens surtout de la frêle silhouette de Am Béchir dont l’atelier se trouvait à la rue du Quatrième Zouaves. Mon père m’y emmenait et, dans le babil des conversations, j’admirais les mètres, les épingles, les patrons et l’art de la retouche.
A l’époque, les séances d’essayage étaient d’autant plus denses qu’un costume vous tenait plus d’une décennie, parfois deux. On ne badinait pas avec le Tergal ou les tissus Dormeuil qu’il fallait acheter en ville pour les confier au tailleur.
Je vous raconterai, un jour, les vitrines des tailleurs de mon enfance. Les photos de l’Inter Milan, Dalida et Gagarine étaient disséminées parmi les tissus. A chacun selon ses crédos. Clay le boxeur et Farid Latrache faisaient bon ménage entre les photos de Abdenasser, Abdelhalim, Sofia Loren et la Sainte-Vierge.
Un poème que ces vitrines qui me sautent aux yeux du cœur à chaque fois que mes pas croisent un de ces ateliers fantômes. Parmi ces tailleurs, Simon Sitbon que tout Tunis vénérait. Tout le monde l’appelait Lam et parfois, on oubliait que ce surnom était un diminutif pour l’Américain.
Né à la rue de Londres, il avait son atelier à la rue d’Athènes et comptait parmi ses clients, tous les notables y compris le magistrat suprême. Sitbon a été le plus fameux des tailleurs de son époque mais il quittera sa Tunisie au milieu des années soixante.
En ce temps, chaque grande communauté tunisoise avait son tailleur prodigue. Ainsi Di Carlo, Cordaro et Dentamaro trustaient la clientèle italienne alors que les Maltais avaient René Cauchi pour porte-étendard de la haute couture masculine.
Dans la communauté juive, à l’ombre de Lam, le tailleur Charles Raccah avait lui aussi une notoriété bien établie parmi les « terzi », comme on disait à l’époque pour désigner les figaros ès tissus. Les tailleurs étaient partout dans la ville et, de nos jours encore, les souks de Tunis évoquent cette présence.
Abderrahman Basti avait fait ses débuts à la rue Zitouna puis s’était installé à la rue d’Athènes, avant d’opter pour le Colisée, sur l’avenue Bourguiba. Avec Abbès Agha, Basti compte parmi les plus emblématiques des tailleurs tunisiens.
Son nom et la qualité de sa coupe et couture sont encore évoqués avec nostalgie. La boutique d’Abbès Agha était pour sa part idéalement située sous les arcades de l’avenue de France. Ce chemisier a longtemps été le point de ralliement des élégants.
Dans la petite histoire de Tunis, tous ces tailleurs ont laissé une trace vibrante, inestimable. Dans mon cœur de piéton dans la ville, ces tailleurs côtés valent autant que la cohorte des anonymes qui s’empressaient de prendre vos mesures dans des centaines d’échoppes d’un autre temps.
Aujourd’hui, lorsqu’il m’arrive de faire retoucher ou repriser une veste ou un pantalon, ce sont ces images et ces noms qui surgissent. De la notoriété des avenues à la vie simple des quartiers, les tailleurs cousaient les mille et un fils de nos costumes.