En Tunisie, on change de parti comme on change de chemise. Pire, on fonde des partis comme si le faire – parfois compulsivement – ne prĂŞtait pas Ă consĂ©quence.
A quoi peuvent rimer des partis politiques nés de circonstances immédiates, créés sans projet autre que des ambitions de soi et une malheureuse tendance à la volonté de puissance ?
OĂą sont les projets ? OĂą sont les programmes ? Comment envisager de diriger un pays quand c’est simplement au nom d’ambitions narcissiques parfois servies par des alliances aussi illusoires qu’incomprĂ©hensibles ?
Après la rĂ©volution de 2011 et nos premières Ă©lections dĂ©mocratiques, nous avons hĂ©ritĂ© d’une classe politique vacillante et fragile, novice et immature, qui se laisse systĂ©matiquement piĂ©ger Ă l’image du corbeau de la fable.
Les renards rĂ´dent toujours et les loups sont depuis longtemps dans une bergerie sans gardien.
C’est que le travail de sape de l’Etat bourguibien – voulu, thĂ©orisĂ© et entrepris par Ennahdha – se poursuit sous nos yeux dĂ©sormais aussi complices que le fut notre silence sous Ben Ali.
DiscrĂ©diter la notion mĂŞme d’Etat, dĂ©manteler les services publics fondĂ©s par des gĂ©nĂ©rations de Tunisiens, briser l’Ă©ducation nationale pour promouvoir une oligarchie islamiste, instiller le doute partout et renforcer les clivages entre compatriotes. Telles sont quelques unes des avanies que nous subissons sur fond de faillite Ă©conomique et de dĂ©route morale.
Alors que la modernitĂ© tunisienne est attaquĂ©e de toutes parts, le parti des lignes rouges et des Ă©tendards noirs consolide mĂ©thodiquement son hĂ©gĂ©monie sur la classe politique et achète tout ce qui est Ă vendre avec pour objectif lointain de changer la nature de l’Etat.
En face, des politiciens sans envergure s’agitent et nous abreuvent de mots creux et de futilitĂ©s. En face, on exĂ©cuterait sa famille pour un fauteuil et quelques prĂ©bendes de plus. En face, la gauche la plus archaĂŻque et le centre le plus mou qui soient prĂ©tendent nous tirer de l’ornière.
En face, de simples individus s’assignent un destin d’homme d’Etat alors qu’ils n’ont mĂŞme pas la maturitĂ© politique d’un caĂŻd de quartier.
Cependant, alors que les ambitieux s’Ă©tripent et que les mĂ©dias nous servent leur spectacle aussi nausĂ©abond que dĂ©risoire, Ennahdha prospère sur les ruines fumantes de l’Etat tunisien.
Un Etat désormais noyauté, mis à sac, déstabilisé et intimidé. Un Etat qui tangue au rythme des majorités factices et des minorités consentantes. Un Etat-providence pour les centaines de milliers de tire-au-flanc qui se nourrissent sur la bête.
Pour faire table rase de la Tunisie d’hier, il aura au fond suffi Ă Ennahdha de promouvoir imbĂ©ciles et ambitieux, vĂ©nalitĂ© et connivences, en enrobant un discours fielleux dans des apparences trompeuses oĂą la modĂ©ration de façade le dispute Ă une vocation tout aussi mensongère de parti civil.
En face, personne ne fait le poids. Pourquoi ? La raison en est simple. En effet, personne – ou presque pour ne pas tomber dans les pièges de la gĂ©nĂ©ralisation – n’a de convictions profondes ni de credo sincère.
Rares sont ceux qui ont un contre-projet qui soit moderne et authentiquement républicain. Tout aussi rares sont celles et ceux qui ont ne serait-ce une once de charisme ou un dessein pour la Tunisie.
Avec cette classe politique nulle et non avenue, l’Etat est devenu une sorte de jouet dĂ©sarticulĂ©, une espèce d’objet flou dont on ne sait plus s’il sert encore Ă quelque chose, une entitĂ© incomprise sur laquelle on s’acharne et qu’on dĂ©pèce mĂ©thodiquement.
Aujourd’hui, les ambitions personnelles d’une nuĂ©e de corbeaux politiciens ont supplantĂ© le sens de l’Etat au grand bonheur de renards islamistes toujours âpres au gain politicien.
Entre chaos savamment entretenu, écrans de fumée et « muchachos » de circonstance, il est de plus en plus clair que le parti islamiste poursuivra de plus belle sa partition perverse.
Jusqu’Ă l’Ă©branlement puis l’effondrement de l’Etat bourguibien, fondĂ© Ă l’indĂ©pendance, dĂ©voyĂ© par Bourguiba lui-mĂŞme, livrĂ© par des Ă©lections prĂ©cipitĂ©es aux islamistes, sauvĂ© par la montĂ©e de Nidaa Tounes puis trahi par l’hubris de quelques Ă©goistes ambitieux sur un Ă©chiquier qui les dĂ©passe.
Car au fond, depuis des annĂ©es dĂ©jĂ , nous assistons Ă un cavalier seul du parti islamiste qui Ă toujours su prĂ©server les apparences. Car le consensus dont nous sommes en train de nous extraire n’a servi que ce parti.
Car Ennahdha a toujours su cacher son jeu derrière les fanfarons qui se succèdent Ă la tĂŞte de partis vides de sens et y compris aux sommets de l’Etat. Parce que le parti islamiste sait n’avoir pour opposition qu’un Ă©lectorat fragmentĂ©, il investit dans la destruction de tout ce qui pourrait contrarier se projets hĂ©gĂ©moniques par ambitieux interposĂ©s.
Cela toute la classe politique le sait mais feint de l’ignorer et le cache Ă l’opinion. En effet, tous les partis qui par omission participent Ă la dĂ©stabilisation de l’Etat bourguibien ne rĂŞvent que d’une chose: s’allier avec Ennahdha parce qu’ils sont tous mus par l’idĂ©e fausse que rien ne peut se faire sans ce parti.
Ils sont nombreux Ă ĂŞtre tombĂ©s dans ce piège bien tendu, un piège qui risque un jour d’emporter la Constitution de 2014, nĂ©e de compromis besogneux et minĂ©e de l’intĂ©rieur ainsi que dans ses inachèvements par le parti islamiste.
Alors qu’un tel ou tel autre fonde un parti, change de bloc parlementaire ou retourne sa veste ne rime pas Ă grand chose d’autre qu’Ă l’assouvissement de pulsions narcissiques.
Cela n’a rien Ă voir avec le sens de l’Etat. Et, de toute façon, comme dirait Dutronc, ceux-lĂ qui s’empressent Ă jouer aux sauveurs suprĂŞmes mais ne sont que de petits commis d’office n’hĂ©siteraient pas, s’il le fallait, Ă retourner leur pantalon.
