J’ai un nouveau rituel : dès que le temps est au brouillard, épais et dense, je me précipite aux Berges du lac pour admirer la purée de poix.
Je marche et arpente les berges en avançant dans le brouillard et en ne voyant plus Tunis qui, pourtant, est droit devant.
Enveloppée de brume, distraite à mon regard, dérobée par des voiles de vapeur, la ville a disparu. Elle se cache comme pour nous dire que le brouillamini politicien et la confusion qui va avec, y’en a assez !
Dissimulée, enserrée de brume, enfouie sous des discours fumeux, escamotée par des prestidigitateurs bigots, Tunis ne veut plus nous voir et, ensevelie dans le brouillard, semble nous dire que c’est à nous de renaître pour que la ville revive.
Et moi, marchant à l’ombre des péripatéticiens, je demeure perplexe devant la ville camouflée, les bavards déguisés en sauveurs, Tunis masquée dans laquelle s’agitent des justiciers qui ont leurs masques sous la peau.
Éloquent brouillard, plein de dissonances muettes et de tapages brumeux. A force de m’y plaire et d’y revenir, je vais finir par devoir consulter, non pas un devin, un politicien ou encore un charlatan, mais plutôt un médecin que j’appellerai aussi au chevet de ma ville, de ses bourreaux, ses proies, ses hosties et ses martyrs.
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Pour conjurer brouillard et zombies, pour ne pas sombrer dans le monochrome, je me suis réfugié dans l’évocation de voix et de visages connus et aimés. C’est le jardin secret du souvenir et de l’amitié dans lequel j’aime rechercher la présence de celles et ceux que je nomme trésors vivants.
Nos aînés sont à l’image de nos pères et mères et en même temps, ils et elles portent la mémoire de tout un siècle. C’est auprès d’eux qu’on peut retrouver sérénité, expérience et réconfort. Cette semaine, je vous invite à retrouver la trace de deux de ces vétérans toujours verts et chaleureux.
Le premier est professeur de sport et vit à La Marsa. Tous les anciens élèves du Lycée Carnot connaissent la silhouette élancée et les survêtements impeccables de Mathieu Léandri.
Ancien professeur d’éducation physique au Lycée Carnot et dans plusieurs autres établissements scolaires, Monsieur Léandri, comme tout le monde le nommait, a eu une longue carrière au service du sport. Il a en outre joué au handball sous les couleurs du Club Africain.
Sous la devise « Un esprit sain dans un corps sain », il convertissait ses élèves au devoir d’une éducation physique, basée sur l’entrainement et tournée non pas seulement vers la performance.
Apprendre aux adolescents à entretenir leur forme, expliquant très pédagogiquement ce qui fonde la valeur d’un étirement ou celle de gestes d’échauffement, Léandri a toujours été un véritable maître au sens noble du terme.
Des générations d’élèves se souviennent de lui alors qu’il coule une retraite paisible en banlieue nord de Tunis.
Une rencontre impromptue est à l’origine de ce billet qui ravivera aussi la mémoire des grands profs de sport qui se sont succédé à Carnot et ailleurs.
Car avec Mathieu Léandri, il y a également eu les Mertez, Chatagnaux, Pasquier, Jacquemart et autres madame Belkadhi. Ce qui est certain, c’est que dans la mémoire des potaches, les profs de sport restent inoubliables !
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Comment oublier le grain de voix si particulier de Alya Djamal ? Celle qui compta parmi les membres de l’équipe de l’émission « Entre nous mesdames » en a longtemps imposé grâce à sa diction parfaite et sa connaissance profonde des subtilités de la langue française.
Racée et élégante, Alya Djamal a de qui tenir: elle est la fille de Abdelaziz Agrebi dont la voix de stentor a longtemps dominé le théâtre tunisien. De plus, elle savait mettre un zeste de théâtre dans sa manière de présenter ses émissions. Ainsi, accordait-elle beaucoup d’importance au silence pour ponctuer ses mots et jouait de sa voix grave pour captiver les auditeurs.
Aujourd’hui, Alya Djamal vit sa retraite à Paris et va sur ses 90 ans. Il est vrai qu’il est d’usage de ne pas parler de l’âge de ces dames mais on me le pardonnera j’espère.
C’est en 1974 qu’elle a rejoint « Entre nous mesdames, une émission dirigée par Neila Ben Ammar et Saida Ghariani Maherzi. Dans cette équipe, il y avait Gisèle Halfon, Zahida Menchari et d’autres. En 1980, l’émission éclate en plusieurs modules qui seront produits par Faiza Souhabi Majeri, Zahira Ben Youssef, Douja Msellati, Sadika et Alya Djamal.
Cette dernière produira, jusqu’à son départ en 1988, « Evasion » et surtout « Le petit musée de la chanson française ».
Pour l’anecdote, Alya Djamal a aussi produit en langue arabe, avec le concours de Tahar Mahjoub, une série d’émissions sur Om Kalthoum. Merci madame pour tout le bonheur en mots et en chansons que vous nous avez toujours donné !
Et en gage de continuité, je voudrais terminer par ces quelques mots à l’adresse de mes deux aînés. Ces mots sont un éloge de notre pays et une invitation à la résilience qui, d’ailleurs, vaut pour tout le monde. Ces mots, je les ai écrits, au crépuscule, en marchant sur les mêmes berges, alors que le brouillard s’était dissipé.
Spectaculaire, le ciel était embrasé à l’ouest et le soleil se couchait avec des lueurs de feu. La nuit promettait d’être noire comme un drapeau jihadiste. Et le jour n’en sera que plus radieux, sans ces couleurs de sang et de haine.
Le wahabisme n’est pas l’islam et la Tunisie saura se défendre contre les faussaires de Dieu. Demain, le firmament ne sera pas couleur de sang mais arc-en-ciel, comme nous, notre diversité, notre liberté, notre passion. Ils ne nous vaincront jamais. Malgré nos traitres, malgré leurs pétrodollars, malgré nos hésitations, nous vaincrons.