A voir et revoir ces drapeaux noirs explicites parader sur les avenues à Tunis, l’on finit par se demander à qui profite vraiment la révolution tunisienne.
Dans un pays en plein marasme après une révolution que continuent à tenter de confisquer les islamistes de tous bords, on finit par céder à la perplexité.
Le 14 janvier 2019, comme pour mieux marquer leur emprise et la manière dont ils cherchent à étouffer la liberté, les islamistes de plusieurs obédiences se sont livrés à une démonstration de force.
Du côté des soi-disant modérés, c’était une manière de rappeler leur capacité de mobilisation et de nuisance, alors qu’ils sont désormais dans le collimateur de la République.
Notre République peut-elle, doit-elle, s’accommoder de mouvements politiques qui instrumentalisent la religion de tous, exhibent les minorités pour des desseins cousus de fil blanc et, selon des accusations concordantes, couvriraient une aile paramilitaire ?
Où est la République dans tout ça ? Et comment parler de démocratie avec certains mouvements islamistes qui récusent clairement la démocratie et la République tunisienne ? Et pourtant, ils défilent et ne passent pas inaperçus! Et pourtant, ils fulminent, menacent et intimident !
Comment se taire devant cette nouvelle intrusion des radicaux islamistes – en fait quelques centaines d’illuminés contagieux car foncièrement démagogues – sur les places publiques ? Comment analyser la réponse des pouvoirs publics à cette démonstration de force et de présence d’ennemis de la démocratie qui comptent bien profiter de la démocratie avant de l’abattre ?
Une nouvelle fois, la fête nationale aura pris des allures de défaite nationale au sens où nous sommes défaits, ayant perdu l’exigence républicaine désormais diluée dans des discours pseudo-démocratiques.
De fait, s’il existait une hiérarchie des commémorations, peut-être faudrait-il placer celles de la République, le 25 juillet 1957, et celles de l’Indépendance, le 20 mars 1956, tout en haut de la hiérarchie.
Car ces 14 janvier qui glorifient l’islamisme sous toutes ses formes sont devenus des célébrations qui excluent, opposent et fracturent. Ce dont j’aurais rêvé pour les 14 janvier ou les 17 décembre, ce serait de défilés unitaires qui rassemblent et réunissent. Mais nos faussaires de Dieu l’entendraient-ils de la sorte ?
Tous les Tunisiens patriotes doivent resserrer les coudes face à ces usurpations en règle et cette mainmise sur une révolution qui est d’abord la nôtre mais méthodiquement confisquée par les aventuriers vénaux de l’Islam politique et leurs sponsors (wahabites et assimilés) qui pensent mettre la Tunisie dans leur escarcelle.
Profondément républicain, je crois que nous acceptons d’avaler trop de couleuvres au nom d’une démocratie qui ne sanctionne pas certains écarts avec la fermeté requise.
Si la République est une et indivisible, c’est notre devoir de concrétiser cette pétition de principe et si nous fermons les yeux au nom d’équilibres factices, c’est notre tombe que nous creusons et notre démocratie que nous mettons en échec.
Encore une fois, le 14 janvier avait tous les relents d’un jour confisqué par ceux qui, au nom d’un projet sournois et insidieux, continuent à saper les fondements d’un pays en transition démocratique et s’emparer de tous les leviers de décision tout en quadrillant le territoire.
Répétons-le: la démocratie est un projet en construction permanente, un espace ouvert et pluriel pour la gestion des conflits selon des règles clairement identifiées et acceptées de tous.
Dès lors que dire des chances de la démocratie lorsqu’un camp prône l’intimidation du camp opposé? Que dire de la démocratie lorsque des milliers de citoyens ne votent plus car heurtés par les combines politiciennes ?
Peut-être faudrait-il réaliser que, comme on instrumentalise Dieu, on peut instrumentaliser la démocratie pour ensuite abolir toute liberté. Face à un projet idéologique qui n’a rien à voir avec l’Islam ou la démocratie, les Tunisiens sont de plus en plus nombreux à exprimer leur inquiétude voire leur peur.
Pacifiques et commerçants, les Tunisiens redoutent toutes les formes de confrontation et craignent aussi les partis islamistes dont l’essence idéologique induit des confrontations à venir.
Les Tunisiens ont vécu les années dramatiques qu’a traversé l’Algérie voisine, observent les luttes de factions en Libye et ont appris les leçons du jihadisme meurtrier qui a visé la Syrie.
Je crois que, dans sa sagesse, notre peuple, ne voudrait jamais subir les mêmes déstabilisations ni ces violences insupportables. Ceci aussi les islamistes tunisiens le savent qui misent sur la mollesse d’un peuple peu préparé pour subir la terreur.
Alors, ils choisissent l’intimidation pour avancer leurs pions partout. Intimidation des femmes pour qu’elles portent le voile devenu symbolique d’une appartenance. Intimidation de quartiers entiers par le biais de salafistes qui régentent les mosquées et travaillent au corps les âmes des fidèles pour les convertir à leurs vues.
Intimidation de toute pensée et tout mouvement qui pourraient subir les foudres guerriers de cette mouvance qui a déjà tué des Tunisiens sur le sol tunisien car ils étaient simplement patriotes et populaires.
Intimidation et aussi clientélisme pour acheter des faveurs, le silence ou la connivence. C’est ainsi qu’on peut se targuer de devenir incontournable aussi bien sur l’échiquier politique pour Ennahdha que sur les autres terrains (mosquées, associations caritatives, groupes coraniques, partis politiques, radios affiliées ou réseaux sociaux).
L’islamisme tisse sa toile partout et compte bien imposer ses vues. Le temps importe peu et, par exemple l’islamisation par le bas peut se déployer sur une trentaine d’années. Quant à l’argent, il ne manque pas puisque les donateurs zélés ne manquent pas y compris dans certains pays du monde dit libre.
Il importe de simplement s’opposer à ce projet, le dénoncer, proposer une alternative crédible et militer pour la continuité d’un modèle tunisien où l’Etat et la religion ont des sphères clairement délimitées.
Il faut le dire, si nous n’acceptons pas ce projet islamiste, il faut simplement être de plus en plus nombreux à le dire. Car pour l’heure, comme s’ils étaient stupéfaits, dans un coma debout, la majorité silencieuse se tait, croyant à un miracle.
Ce miracle – si nous décidons de l’appeler ainsi -, c’est à nous de le provoquer et le construire. Ce miracle a ses racines dans un projet républicain et authentiquement démocratique. Ce miracle ne saurait voir le jour avec ces cimeterres de Damoclès orientaux qui pendent au-dessus de nos têtes.
Il est possible que ces quelques phrases écrites dans l’urgence soient confuses, désordonnées. Il n’en reste pas moins que je suis convaincu qu’elles reflètent ce que plusieurs d’entre nous ressentent.
Dès lors, qu’on les prenne pour ce qu’elles sont : une réaction de tristesse, d’incompréhension et de peur pour notre fragile processus démocratique. Comment en effet cohabiter avec des islamistes qui récusent la République et la démocratie ? Comment se taire lorsqu’ils défilent un jour de fête nationale? Comment remonter et dénouer le fil des collusions silencieuses qui lient jihadistes, takfiristes, salafistes et frèristes ?
Et puis, question redoutable qui ne cesse de tarauder ma conscience, comment croire ces obédiences lorsqu’elles s’affirment démocrates ? Comment éviter le gouffre qu’elles souhaitent creuser devant nous pour que triomphent leurs lectures – incohérentes – de l’histoire et leur idéologie de la confrontation ?
Notre vigilance et la dénonciation systématique des entorses et des manquements au jeu démocratique suffiront-elles dans cette nouvelle étape cruciale pour la transition tunisienne ?