Par Hatem Bourial
En allant ce jour-là à Sidi Bouzid, je ne savais pas que j’y vivrai l’un des moments les plus pathétiques qu’il m’ait été donné d’éprouver.
J’accompagnais un groupe de visiteurs américains et nous devions rencontrer un jeune de la région, diplômé de l’université et titulaire d’une maitrise en langue anglaise. Le jeune homme devait témoigner de l’évolution de la situation et expliquer à ses interlocuteurs étrangers le vécu, les aspirations et les défis de la jeunesse dans sa région.
En fait, le gars n’avait jamais pu obtenir un emploi dans sa discipline et il vivotait parmi les autres membres malgré eux de la communauté des diplômés-chômeurs. Pleinement engagé, il participait à plusieurs associations et tâtait même un début d’action politique dans un des nombreux partis qui avaient éclos au lendemain de la révolution de 2011.
La rencontre se fit donc au lieu dit et le débat allait être engagé avec les observateurs américains. Seulement, il y avait un hic de taille. Notre jeune homme ne parlait pas anglais. Ou plutôt, il ne parlait plus anglais…
Trois années de chômage avaient eu raison de ses connaissances linguistiques et, les rudiments de la langue de Shakespeare qu’il avait engrangés à la fac s’étaient évanouis comme neige au soleil. Le gars ne pouvait plus parler anglais et il a fallu que je lui serve d’interprète, ce à quoi, je ne m’attendais pas.
Quatre ans plus tard, je repense souvent à cette situation terrible. Bien sûr, on pourrait s’engager dans de nombreuses digressions : que valent véritablement certains diplômes, pourquoi les étudiants de langues ne sont-ils plus systématiquement envoyés en stage à l’étranger, quelle pourrait être la durée de validité d’un diplôme de langue dont on ne se sert pas ?
Mais que dire de la détresse d’un individu dont la qualification universitaire ne tient plus debout, une sorte d’homme sans qualités dont les conséquences du chômage l’ont emporté sur la pertinence de son diplôme.
Je n’oublierai jamais cette rencontre, cette métaphore des limites. Surtout que le soir même, je m’étais retrouvé à Sfax, avec ce même groupe de visiteurs. Et là, j’avais rencontré un enfant de douze ans au sein de sa famille d’industriels. L’enfant parlait un anglais qui ferait pâlir les meilleurs anglophones.
Il n’y avait pas de secret, sa famille avait vécu aux States et, de retour en Tunisie, ses parents s’étaient assurés qu’il ne perdrait pas son précieux bagage linguistique en l’inscrivant à un cours.
Les images de ces deux Tunisiens me hantent encore et cette anecdote, absolument véritable, me semble exemplaire de beaucoup de choses que nous préférons taire…
Pour terminer, je repense à une jeune fille que j’ai connue au début des années 80. Elle était fraichement diplômée de Bourguiba School et titulaire d’une maitrise combinée japonais-allemand.
A sa sortie de l’institut, comme elle était native de Zaghouan, on lui offrit un poste de prof de français dans un lycée du Fahs. Mais ceci est une autre histoire même si le socle est similaire avec ses horizons rognés, ses rêves amoindris et ses destins à la dérive…