Depuis plusieurs décennies, Tej El Molk Khayachi Ghorbal déploie toute son énergie pour sauvegarder l’héritage artistique de ses ancêtres. Son père, Noureddine Khayachi, et son grand-père, Hédi Khayachi, comptent parmi les plus grands peintres de la tradition tunisienne. Et si nous les célébrons régulièrement, c’est bien sûr grâce à leur talent mais aussi au travail de mémoire accompli par Tej El Molk.
J’ai eu la chance de rencontrer cette grande dame au seuil du nouveau siècle. Portée par une passion inouïe, elle s’était donné pour mission de perpétuer la présence de ses deux aînés, artistes accomplis, depuis longtemps décédés.
C’est à l’occasion d’une grande exposition consacrée à Noureddine Khayachi à la Maison des Arts que j’ai croisé Tej El Molk. J’avais alors élaboré une brève présentation de l’artiste et partagé ma fascination pour le travail et le personnage de Khayachi. Depuis, nous avons maintenu le contact et pu échanger autour de l’œuvre des deux artistes.
Ainsi, quelques années plus tard, à Dar Saada à La Marsa, Tej El Molk, avec la complicité de la Ville de La Marsa, organisait un nouvel hommage à Khayachi. À cette occasion, j’avais été invité à présenter un exposé autour de son œuvre. Une nouvelle fois, des tableaux rares avaient été rassemblés au grand bonheur du public et le succès fut au rendez-vous.
À chacun de ces événements, Tej El Molk publiait un nouveau livre. De la sorte, elle réunissait documents et tableaux pour les mettre à la disposition du public et de la critique. Et pour ne pas démentir l’adage selon lequel il n’y a jamais deux sans trois, elle vient de récidiver en publiant un nouveau livre, une véritable somme dédiée à Hédi et Noureddine Khayachi.
De plus, cela va de soi, une exposition sera organisée pour accompagner la parution de l’ouvrage, communier autour des deux artistes et surtout permettre à la nouvelle génération de découvrir des originaux d’une grande rareté.
De fait, grâce aux initiatives répétées et espacées dans le temps de Tej El Molk, les jeunes artistes, les étudiants des Beaux-arts et le public ont pu régulièrement, à peu près tous les dix ans, redécouvrir les Khayachi. Et, dans quelques jours, un nouveau rendez-vous est à l’ordre du jour.
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C’est la Cité de la culture qui accueillera à partir du 15 janvier ce nouvel hommage à Hėdi et Noureddine Khayachi. C’est précisément le Musée d’art moderne et contemporain dirigé par l’excellent Mohamed Hachicha, qui a pris cette initiative. Mieux, cette exposition d’une centaine d’œuvres (entre dessins et tableaux) se poursuivra pendant trois mois.
Naturellement, le public aura tout le loisir de visiter l’exposition pour découvrir la tradition tunisienne telle que transmise par la peinture des Khayachi. C’est parallèlement à l’exposition « 150 ans de peinture » que se déroulera l’exposition Khayachi avec des œuvres provenant des collections du ministère des Affaires culturelles et de collections privées. À cet égard, il convient de souligner le soutien qu’a apporté Hayet Guettat Guermazi, ministre des Affaires culturelles, à ce projet précis pour sa valeur artistique et patrimoniale.
C’est qu’une exposition Khayachi, ça ne court pas les rues et cela remue le public qui y retrouve les atmosphères feutrées d’antan et les échos de la lointaine histoire husseinite. Récemment, à Ksar Said, l’exposition sur les beys husseinites s’est tenue durant toute l’année 2022 et mobilisé un public conséquent. Cet événement avait, entre autres, toiles de fond les œuvres de Khayachi père et fils qui furent l’un des atouts majeurs de l’exposition.
Ainsi, la Cité de la culture va être un écrin idéal pour deux artistes qui nous renvoient à l’immémorial et nous laissent rêveurs devant leur technique pleinement maîtrisée. Les plus jeunes pourront mieux connaître deux maîtres incontournables de notre tradition picturale et l’étendue de leur parcours.
Hédi et Noureddine Khayachi sont deux artistes de notre tradition figurative. Tous deux ont excellé dans la restitution des scènes de la vie traditionnelle et l’iconographie liée à la dynastie husseinite. Les parcours du père et du fils sont profondément similaires et soulignent la symbiose qui existe entre ces deux artistes qui demeurent d’incontournables piliers de la peinture tunisienne.
Portraitiste prolifique, Hédi Khayachi a longtemps été au service de la cour beylicale et des dignitaires husseinites. Il laisse derrière lui une galerie de portraits qui, aujourd’hui, fait partie intégrante de l’histoire de la peinture tunisienne.
Né en 1882, décédé en 1948, Hédi Khayachi est l’un des maîtres de notre tradition picturale. Comme de nombreux artistes de sa génération, il a fréquenté l’atelier d’Émile-Auguste Pinchart avant de parfaire sa technique à Paris et Rome. Hédi Khayachi nous lègue un immense patrimoine alliant la dimension documentaire au caractère esthétique. Il est un témoin essentiel de son époque et restera l’un des grands artistes ancrés dans l’univers tunisien.
Son fils, Noureddine Khayachi, poursuivra l’œuvre de son père. Très tôt initié à la peinture, il ira en Italie pour y suivre les cours de l’Académie des Beaux-arts de Rome. Artiste exigeant, le regard pétri par les œuvres de la Renaissance et fort d’une technique maîtrisée, il réalise à son tour, une série de portraits des personnages majeurs de la dynastie husseinite.
Également tourné vers les scènes de la vie d’antan, il reconstitue les univers feutrés des intérieurs bourgeois et les fastes de la vie quotidienne.
Dans ce sillage, il travaille également à ressusciter l’histoire de Tunisie et ses figures, nobles ou populaires, dans une démarche qualifiée de classicisme arabe. Né en 1918, décédé en 1987, Noureddine Khayachi a également été un formateur des plus compétents. Il a en effet transmis son savoir-faire aussi bien en Tunisie que dans d’autres pays arabes.
Khayachi père et fils constituent un versant entier de la tradition picturale tunisienne.
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La passion de Tej El Molk se décline de nombreuses manières. D’abord, elle se voue absolument à la transmission de l’héritage artistique des Khayachi. Elle n’hésitera pas à aller à Nice ou Rome pour recueillir un témoignage ou bien prendre connaissance d’un document.
Son leitmotiv est le suivant : elle se considère tributaire de ce que son père lui a transmis et cultive le devoir de mémoire et la reconnaissance. Cela, elle le résume en une phrase : « Tout ce que papa m’a dit et raconté doit être préservé ». Et c’est justement ce à quoi elle s’emploie avec l’énergie de la passion.
Dans son nouveau livre, elle apporte plus d’iconographie, plus d’histoire, plus de précisions et aussi plus d’anecdotes. Dépositaire de la mémoire des Khayachi, Tej El Molk a le don d’une conteuse qui narre avec force détails, la saga de deux artistes. Et en filigrane, elle possède aussi la mémoire des dignitaires husseinites et leurs familles qu’elle restitue avec une kyrielle de détails.
Devant les portraits de chaque monarque, elle fait renaître des bribes d’histoire ; face à ses propres ancêtres, elle retrouve le fil oublié du temps et tisse des nostalgies ; le regard posé sur une scène de la tradition, elle trouve les mots justes pour décrire ce qui n’est plus que nostalgie.
Avec elle, les anecdotes fusent et apportent des éclairages intimes, une chaleur humaine et les reflets des ancêtres. Lorsque Tej El Molk évoque son grand-père jouant avec son chien en lui fredonnant des comptines, elle fait revivre un Hédi Khayachi inconnu. Lorsqu’elle raconte Beya Bostangi ou Ismail Bey, ce sont des mots ciselés qu’elle emploie tout comme lorsqu’elle retrace l’histoire des Lasram, des Lakhoua ou des Bouattour.
Tout ce savoir impromptu est restitué dans le nouveau livre consacré aux Khayachi. Chaque œuvre est accompagnée d’une notice et chaque explication apporte une lumière nouvelle. Deux années de travail ont été nécessaires à la réalisation de cet ouvrage auquel ont contribué Mustapha Chalbi, Salah Jabeur, Maher Mdhaffer ou Naceur Jeljeli.
Au final, c’est un livre superbe qui a vu le jour et qui ouvre la voie à une exposition qui fera date. La scénographie de l’exposition devrait surprendre car elle restitue dans deux espaces différents, l’atmosphère des ateliers de Khayachi père et fils. Chevalets, tapis, palettes font rêver et renvoient aux travaux et aux jours de chacun des deux peintres. Une vidéo de synthèse sur l’œuvre des Khayachi sera également diffusée.
Bref, la fête promet d’être totale et trois mois ne suffiront probablement pas pour se rassasier les yeux et plonger avec délices dans les toiles des Khayachi.
La passion peut remuer les montagnes et à force de ténacité et d’engagement, Tej El Molk nous le confirme indéniablement. En ajoutant subrepticement : » Tout ce que je fais, c’est pour l’amour de mon père et mon grand-père trop vite emportés à l’âge de 68 et 66 ans ».
Assurément, comme la passion, l’amour filial et le sens de la famille peuvent eux aussi déplacer les montagnes ! Avec en prime la redécouverte de l’art intact de deux piliers de la peinture tunisienne, d’un père et d’un fils aux parcours similaires et en totale symbiose.