L’Art-Textile, vous connaissez ? Pour ma part, je découvre passionnément grâce à une exposition inédite organisée par Central Tunis avec l’appui du Goethe-Institut et de l’Ifa, un institut allemand compétent en matière de relations internationales. C’est dans ce cadre qu’une vingtaine d’artistes tunisiens et allemands exposent des œuvres insolites, inspirées et inattendues.
Outre l’exposition, Central Tunis organise plusieurs événements parallèles. Performances, débats, conversations ponctuent la durée d’une exposition qui se poursuit jusqu’au 11 mars prochain. Dans cet esprit, des parcours textiles ont vu le jour à l’initiative de Central Tunis dont la vocation est de remettre la culture au cœur de la ville.
Ainsi, depuis une quinzaine de jours, l’exposition « The Event of a Thread », nous propose d’aller à la rencontre des deux versants historiques de la ville de Tunis, avec le textile pour fil directeur.
Ces parcours dans la médina de Tunis et le centre-ville de la capitale sont consacrés à toutes les déclinaisons du textile et constituent une manière transversale de découvrir le patrimoine de la capitale.
De Souk El Grana à Souk El Leffa en passant par Souk El Kmach, tous les désirs textiles vont d’échoppe de tailleur en atelier de tisserand à la rencontre des trames textiles. Maîtres à chechia, fripiers, retoucheurs, marchands de tissus sont quelques-uns des métiers croisés au gré des visites sur fond de mausolées religieux et demeures traditionnelles.
J’ai le bonheur d’accompagner ces parcours et partager avec les amis de Central quelques pépites et madeleines. Immergé dans ces échos textiles, je retrouve chaque jour, des souvenirs vivaces et des lieux parfois oubliés. Formidable plongée dans ma propre mémoire textile et les méandres de souvenirs fragiles.
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Mon enfance est peuplée de tailleurs italiens et maltais. Leurs ateliers étaient nombreux sur le chemin des écoliers et, parfois, derrière un comptoir en bois, on pouvait apercevoir un tailleur entouré d’apprentis, se démener entre ciseaux, aiguilles et patrons.
Les vitrines des tailleurs avaient tout d’une installation artistique. Les tissus y côtoyaient des photos de vedettes de la chanson et il n’était pas rare de voir des rouleaux de Tergal et Dormeuil entre les portraits de Little Tony, Dalida ou Mazzola.
J’ai souvent la nostalgie de ces ateliers. J’aime aller à leur rencontre dans les rues de Tunis. Certains sont presque intacts. D’autres, fermés depuis longtemps, ont gardé une enseigne. D’autres se cachent dans les ruelles les plus intimes de Tunis. D’autres encore sont animés par des tailleurs tunisois qui ont pris la suite.
J’aimerais tant retrouver toute cette histoire et la raconter, retrouver les traces de ces ateliers et des artistes du cousu-main qui y ont vécu.
Enseigne du bazar Djilani
Cette cartographie du fil et de l’aiguille traverse les deux versants de la ville. Dans la médina, on continue à fréquenter les ateliers des maîtres artisans dont les jebbas font la fierté de ceux qui les portent. Au centre-ville, on fabrique plutôt des costumes sur mesure.
J’ai toujours admiré l’enseigne des Djilani dont les tissus restent réputés de nos jours encore. Elle se cache presque invisible malgré sa taille, sur l’une des façades de la médina. Et elle se déploie en lettres latines.
J’ai toujours rêvé devant l’enseigne orpheline de Philippe Cordaro, écrite en arabe et trônant sur l’ancienne place Garibaldi, près de la rue de Rome. Elle semble répondre silencieusement à celle des Djilani dans un dialogue oriental feutré et complice.
Quelques noms mythiques sont restés dans les mémoires. De Carlo, Domenico Cellura puis son fils cadet Marcello. Les deux ateliers se faisaient face au 3 et au 4, rue d’Alger. D’autres noms sont à citer : Catalano père et fils, Dentamaro, Salerno et Tumbarello.
Des souvenirs, des patronymes, des tissus, des réclames affichées sur les murs des ateliers, des voix, des visages, toute une ville où l’on s’interpellait d’un trottoir à l’autre.
Cette ville, ces deux quartiers siamois, je vais les arpenter un mois durant à la recherche de cette mémoire et de tous les éclats de vie du quotidien.
À partir de l’espace d’art éphémère du 42 et de Central Tunis, j’irai à la rencontre de ces lieux où règne le textile. Boutiques, dépôts, grossistes, tailleurs, passementeries et merceries sont des jalons dans cette géographie du désir d’un fil et d’une trame.
Marcher, voir, imaginer, écouter, expliquer et tisser les ailes de tous les coupons multicolores qui n’en finissent pas de nous suggérer de les admirer.
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Au fil des promenades et au cœur de la médina de Tunis, une enseigne aussi monumentale que quasiment invisible. Il faut lever l’ancre de nos yeux pour la voir là où elle se cache.
Cette enseigne nous dit tant de choses. Elle rappelle que la famille Djilani a une longue tradition dans le textile, des ateliers et des magasins disséminés dans la ville. Elle évoque ces petites touches de modernité qui se sont subrepticement installées dans les rues de la médina. Car, cette enseigne, il faut l’imaginer avec des lumières clignotantes et les yeux ébahis ou réprobateurs de nos aînés.
À vrai dire, je ne cesse de revenir vers cette enseigne et tant d’autres encore. À leur manière, elles écrivent en lettres de lumière ou en calligraphie arabe, le quotidien des tailleurs de la médina de Tunis.
À propos, saviez-vous que souk Ettrok était au dix-huitième siècle, le point de ralliement des tailleurs turcs ? De fait, tout ce quartier haut de la ville, non loin de la Kasbah, fut commandé spirituellement par la mosquée Youssef Dey et militairement par la grande caserne où est aujourd’hui établi l’hôpital Aziza Othmana. Les tailleurs y avaient élu domicile à la confluence de souk Ellafa, souk El Kmach et autres hauts-lieux de la tradition tisserande.
Tous ces souks, je les ai remontés avec des amis qui ont soif de découvrir les mémoires textiles. Pour le premier parcours sous le signe du fil à suivre et des signes à retrouver, nous étions une quinzaine à arpenter les rues et saisir des impressions et des images.
Départ de Tunis Central avec pour première étape, un hommage du cœur au grand Habib Zbouna dont le magasin se trouve désormais au Palais arabe qui retrouve ainsi des couleurs rutilantes.
Enseigne de l’atelier Philippe Cordaro
Nos pas nous mèneront ensuite jusqu’aux magasins Ben Mlouka, non loin de la zaouia de Sidi Mahrez. Les Ben Mlouka dont le nom rime avec tissus et étoffes, ont lancé leur commerce dès 1910 comme le souligne une inscription sur l’enseigne de leur boutique historique. Après une ziara au saint patron de la ville de Tunis, cap sur les souks entre chechias, jebbas et burnous. Entre temps, notre groupe a pris le temps d’une photo-souvenir à la medersa Bir Lahjar.
Ce que je retiens de cette journée de déambulation dans la ville, c’est aussi une simple enseigne oubliée. Au temps de sa splendeur, Léo se conjuguait avec le chic mais aujourd’hui, seul un rideau baissé et une enseigne fanée ont subsisté. Qui était ce couturier de la rue de Grèce ? Quels furent ses rêves et ses passions ? Comment jouait-il avec les textures, les dés à coudre et les aiguilles ?
Tant de mystères dans la ville alors que je suis à la recherche de fragments de tissu et de souvenirs de couturiers.