Sélectionné à la 46ᵉ édition du Festival international du film du Caire (CIFF), dans la section Special Screenings, Rosemead de Eric Lin poursuit un parcours déjà marqué par de nombreuses sélections dans divers festivals. Après sa première mondiale au Tribeca Film Festival en juin 2025, il a remporté le Prix du Public UBS au Festival de Locarno.
Inspiré d’un article du Los Angeles Times signé Frank Shyong en 2017, le film met en scène Lucy Liu dans le rôle d’Irene Chao, une Américaine d’origine chinoise atteinte d’un cancer incurable, et Lawrence Shou dans celui de Joe, son fils adolescent souffrant de schizophrénie. Le scénario de Marilyn Fu, tiré de faits réels, s’ancre dans le quotidien d’une famille vivant dans la vallée de San Gabriel, à Los Angeles, où la maladie mentale, la honte et la peur se mêlent à la tendresse et à la fatigue.
Une histoire née du silence
L’intrigue suit Irene, propriétaire d’une petite imprimerie qu’elle dirige seule depuis la mort de son mari. Son fils Joe, autrefois élève brillant et nageur prometteur, se referme peu à peu. Il néglige ses études, se coupe de ses amis, dessine des araignées et des cadavres et développe une fascination pour les fusillades de masse. L’inquiétude se transforme en peur lorsque ses accès de violence deviennent incontrôlables.
Mais avant la peur, il y a le déni. Irene refuse d’abord de voir ce qui s’impose à elle : l’idée que son fils puisse souffrir d’un trouble psychique lui paraît insupportable. Elle se persuade que ce n’est qu’une phase, qu’il finira par aller mieux. Elle tait les crises, dissimule les signes, refuse de discuter avec le médecin qui suit son fils et espère que tout redeviendra « comme avant ». Ce déni, le film le rend visible par les gestes du quotidien : Irene range, cuisine, travaille, comme pour préserver un ordre fragile.
La honte est ici autant culturelle que personnelle. Américaine d’origine chinoise, Irene redoute le regard du voisinage, la rumeur, la stigmatisation. Dans son entourage, majoritairement sino-américain, la discrétion est une valeur essentielle, et la maladie mentale reste un sujet qu’on préfère taire. Le film montre cette communauté sans caricature, à travers des scènes simples — un dîner, un échange de politesse, une absence de question — où se devine un ensemble de codes partagés, de pudeurs héritées. Le silence y est collectif avant d’être individuel.
Eric Lin capte ce poids du non-dit avec une mise en scène d’une grande retenue. Les regards détournés, les visages filmés dans la pénombre, les sons étouffés d’une maison où les mots ne circulent plus traduisent la solitude d’Irene et l’isolement de Joe. Dans cet espace clos, la maladie devient une présence invisible, diffuse, qui ronge et enferme.
Le moment où la peur s’installe
Le film bascule lorsque le déni ne tient plus. Les gestes du fils deviennent inquiétants, les silences menaçants. Irene comprend que la situation dépasse ses forces. Elle commence à craindre que Joe ne se blesse, ou qu’il fasse du mal à autrui ou même pire. Elle perçoit la violence possible, imprévisible, d’un adolescent qu’elle ne reconnaît plus. Et elle-même, atteinte d’un cancer avancé, se sait de plus en plus faible.
Cette prise de conscience est le centre du film. Elle scelle la fin de l’illusion et l’entrée dans une peur qu’Irene ne peut plus repousser. Elle sait qu’elle va mourir, qu’elle n’a plus que quelques mois à vivre, et qu’elle devra affronter seule cette menace grandissante. Le scénario installe alors un double compte à rebours : celui de la mère condamnée et celui du fils en dérive. Deux existences parallèles, deux solitudes qui se reflètent.
Eric Lin filme cette progression avec lenteur et sobriĂ©tĂ©. Pas de grands effets, pas de musique insistante, mais la respiration des personnages, les bruits du quotidien… La peur naĂ®t de cette accumulation de dĂ©tails et du silence qu’ils laissent derrière eux.
Une mère entre la honte et l’amour
Lucy Liu compose une Irene d’une justesse remarquable. Son jeu, épuré, donne à ce personnage une force contenue. Elle incarne la dignité d’une femme qui n’a plus le choix, la lassitude de celle qui porte tout sans jamais demander d’aide. Son visage exprime la fatigue, la peur, la tendresse, souvent dans un même plan.
Lawrence Shou, dans le rôle de Joe, traduit la confusion, la vulnérabilité et l’imprévisibilité de l’adolescence malade. Le film ne cherche jamais à le juger. Il ne fait pas de lui un monstre, mais un être en perte d’équilibre, pris dans sa propre perception déformée du monde. Ce face-à -face entre mère et fils, dominé par les silences et les gestes, forme le cœur émotionnel du film.
Les dialogues alternent naturellement entre anglais et mandarin, comme c’est souvent le cas dans les familles sino-américaines. Ce bilinguisme n’est pas un signe de distance, mais de continuité : les deux langues coexistent, l’une pour le quotidien, l’autre pour la tendresse ou la prière. Le film les emploie sans soulignement, comme une évidence, un ancrage culturel qui donne au récit sa vérité.
Une esthétique du non-dit
Formé comme directeur de la photographie, Eric Lin conçoit chaque plan pour exprimer ce que les mots ne peuvent dire. La lumière, douce et diffuse, épouse les visages sans les flatter. Les intérieurs — la maison, l’atelier, la chambre du fils — sont filmés comme des espaces mentaux, des refuges et des pièges à la fois. Le décor devient une extension de la psyché : tout semble étroit, clos, sous pression.
La violence n’explose jamais, mais elle s’impose par les signes. Le film montre des armes, des couteaux, une hache, et du sang. Le spectateur voit, mais sans spectacle : ces éléments apparaissent avec la même banalité que le reste du quotidien. Cette banalité fait peur. Elle donne au film une tension continue, où chaque objet devient une menace potentielle.
Rosemead avance par fragments, par ellipses. Le récit semble parfois suspendu, comme si la réalité glissait entre les doigts des personnages. Ce choix de narration, sobre et elliptique, renforce la proximité avec eux. Le spectateur n’en sait jamais plus qu’Irene : il partage sa confusion, sa peur, son silence.
Un drame sur la responsabilité et la perte
Au-delà de la maladie et de la fin de vie, Rosemead interroge la responsabilité. Celle d’une mère qui se sait condamnée et s’inquiète de ce qu’il adviendra de son fils après sa mort. Celle d’un fils enfermé dans un monde intérieur, incapable de comprendre les limites de son propre danger. Le film ne propose pas de solution. Il observe. Il montre les gestes de survie, les décisions impossibles, les mots qu’on n’ose pas dire.
La tension entre amour et peur structure tout le récit. Irene aime son fils, mais elle a peur de lui. Elle veut le sauver, mais elle sent qu’elle ne le peut plus. Cette ambivalence, filmée sans emphase, confère au récit sa gravité. Rosemead ne parle pas d’héroïsme, mais de fatigue et d’amour mêlés, de cette ligne floue entre protection et abandon.
Un film sur la société américaine et ses silences
Le film inscrit ce drame intime dans un cadre social précis. En évoquant la fascination de Joe pour les fusillades scolaires, il renvoie à la violence latente de la société américaine, à la banalisation du danger, à la libre vente des armes, y compris aux jeunes, et à l’isolement des familles. Mais il le fait sans dénonciation frontale. La menace reste à l’arrière-plan, intégrée à la peur quotidienne.
À travers cette histoire, Eric Lin et Marilyn Fu abordent la question du non-dit dans les familles d’origine asiatique aux États-Unis, souvent confrontées à la honte de la vulnérabilité et à la difficulté de demander de l’aide. Le film expose ces failles avec retenue, sans discours explicatif. Tout passe par les silences, les gestes, les regards.
Un premier film au ton maîtrisé
Pour son premier long métrage, Eric Lin choisit la sobriété. Il ne cherche ni l’effet ni la provocation. Sa mise en scène repose sur la durée, la précision du cadre, l’écoute des visages. Cette rigueur donne au film une force tranquille, où chaque image semble contenir le poids du non-dit.
Lucy Liu y trouve un rôle rare, qui met en valeur sa profondeur d’interprétation. Elle porte le film sans jamais le dominer, donnant à Irene une présence silencieuse, humaine, ancrée dans la réalité la plus simple. Le film s’enracine dans cette vérité-là : celle des émotions qu’on retient, des décisions qu’on ne dit pas, des peurs qu’on ne partage pas.
Une œuvre sur le courage du regard
Rosemead est moins un film sur la folie qu’un film sur la lucidité. Celle qu’on repousse, puis qu’on accepte trop tard. Il raconte la peur de voir, la peur de savoir, la peur de transmettre. C’est une œuvre sur le regard qu’on détourne pour continuer à vivre.
Présenté au Festival du Caire après son passage à Locarno et à Tribeca, Rosemead s’impose par sa retenue, son attention au détail et sa fidélité à l’humain. Il ne cherche pas à impressionner, mais à écouter. Il parle de honte, de peur, d’amour et de solitude, avec cette justesse rare qui rend le silence plus fort que tout.
NeĂŻla Driss
