Hier, le président Kaïs Saïed a de nouveau évoqué la situation environnementale de Gabès, appelant à « protéger la population et l’écosystème de la région des effets destructeurs de la pollution industrielle ». Ses propos interviennent alors que la contestation locale ne faiblit pas face à un problème devenu emblématique du dilemme tunisien : concilier développement économique et protection de l’environnement.
Le drame de Gabès trouve ses racines dans les années 1970, lorsque le Groupe Chimique Tunisien (GCT) installe son complexe industriel en bord de mer. L’usine, destinée à transformer le phosphate en acide phosphorique et en engrais, génère un déchet colossal : le phosphogypse. Depuis près d’un demi-siècle, des millions de tonnes de ce résidu toxique sont déversées dans le golfe de Gabès, entraînant une pollution marine massive.
Au fil des décennies, la mer a perdu une grande partie de sa biodiversité : disparition des herbiers de posidonie, effondrement des stocks halieutiques et mort d’espèces marines autrefois abondantes.
Cette dégradation écologique a un impact direct sur les habitants. Les pêcheurs, pilier économique historique de Gabès, voient leurs ressources s’effondrer. Plusieurs familles abandonnent un métier transmis de génération en génération.
À cela s’ajoutent les inquiétudes sanitaires : maladies respiratoires, irritations, et suspicions d’augmentation des cancers. Même si les autorités se montrent prudentes sur la causalité, la population vit dans un climat de méfiance et de peur permanente.
Entre emploi et environnement
Le complexe chimique reste l’un des plus gros employeurs de la région. Des milliers de familles dépendent de ses salaires, ce qui explique en partie la difficulté à imposer une rupture radicale. Le pouvoir central se retrouve face à un dilemme : déplacer ou moderniser l’usine à grands frais, ou maintenir une activité qui asphyxie l’oasis et la mer mais assure des revenus immédiats.
Cette dualité est au cœur de la colère sociale : la population de Gabès dénonce une « injustice environnementale », estimant payer le prix écologique d’un développement économique qui profite au reste du pays.
Depuis les années 1990, associations, collectifs citoyens et ONG alertent. Le mouvement “Stop Pollution”, né après la révolution de 2011, a donné une nouvelle voix à la société civile. Mais malgré les promesses gouvernementales et les plans successifs de dépollution, peu de mesures concrètes ont vu le jour.
Les projets de déplacement des unités industrielles hors de la zone urbaine sont régulièrement annoncés… puis reportés. Les habitants accusent les autorités de temporiser au nom des équilibres financiers et de la puissance du lobby du phosphate.
Un débat qui dépasse Gabès
En réalité, la situation de Gabès illustre une contradiction nationale. La Tunisie, fortement dépendante du secteur des phosphates, peine à réinventer son modèle industriel. Dans un contexte de crise économique aiguë, la transition vers une économie verte reste un horizon lointain, même si les discours politiques, comme celui de Kaïs Saïed, rappellent l’urgence de protéger les populations.
La ville de Gabès incarne ce choix impossible : préserver les emplois liés au phosphate ou sauver un écosystème et des générations futures. Un dilemme que le rappel présidentiel d’hier remet brutalement au centre du débat public.
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