Certaines semaines, je ne compte plus les gens rencontrés par hasard, au coin d’une rue ou sur la terrasse d’un café. Ce qui est sûr, c’est qu’il y aura toujours beaucoup de plaisir à discuter le bout de gras, surtout lorsque cela s’achève sur de grands éclats de rire.
Tunis a cette particularité de concentrer tout son monde dans un mouchoir de poche. Cela donne une ville qui ne vous confine jamais dans l’anonymat. Ici, vous n’êtes jamais seul.
Au pire, si d’aventure vous n’avez pas d’amis, vous pourrez toujours vous amuser à reconnaître les habitués de tel ou tel café. Cela a un côté rassurant et en même temps cultive une certaine disponibilité à l’écoute de l’autre. A défaut de se connaître, tout le monde se reconnaît à peu près.
Ce qui est tout aussi génial, c’est que lorsque vous avez envie de changer d’univers, de rythme, de couleurs, vous n’avez qu’à traverser Bab Bhar et entrer dans la médina. Dans cette partie de la ville, même l’humour change de style. On y retrouve la verve populaire, la beauté de la langue dialectale et des dizaines de profils qui tendent à se raréfier.
De ce côté de la ville, il existe encore une simplicité intacte dans les rapports. Depuis toujours, j’ai choisi de passer beaucoup de temps dans la médina où se trouvent de nombreux lieux de ma mémoire personnelle et de dédales que j’aime recomposer pour le plaisir.
Là aussi, les rencontres sont nombreuses et les éclats de rire tout aussi enthousiastes. Au point où, un de ces jours, je finirai bien par compiler toutes ces anecdotes cueillies au fil des voix et des visages. Ce sont nos brèves de comptoir à l’image de ces histoires françaises échangées au café du commerce.
Ces brèves de comptoir, plus précisément ces histoires drôles ou tristes, sont au cœur de l’humour tunisois. Elles empruntent à Jha et Abdessamad. Elles s’amusent de tout comme l’aurait fait un Khraïef. Elles cultivent l’irrévérence dans l’esprit d’un Garmadi ou d’un Lamine Nahdi.
Elles sont le reflet de l’humour populaire et mériteraient bel et bien d’être consignées. Elles expliquent d’ailleurs pourquoi le théâtre humoristique est si populaire sous nos cieux. Il a ses racines dans le rire du peuple et poursuit une tradition relativement ancienne de la «nokta».
Quel bonheur donc de s’échanger ces petites histoires près d’un comptoir. C’est un exercice des plus sains et des plus amusants. Et, comme dirait l’ami Habib Belaïd, c’est un «kif» qui se conjugue au hasard des rencontres.
**********Puisque nous parlions de Khraïef, ce grand écrivain tunisien aimait rire d’à peu près tout. Comme Ali Douagi ou Mohamed Laribi. A son propos, une anecdote est demeurée célèbre. Interpellé par un puriste de la langue arabe à propos de l’usage qu’il faisait de l’arabe dialectal, Khraïef a eu une boutade demeurée historique.
Il regarde dans les yeux son interlocuteur et lui dit à peu près ce qui suit : «Quand vous voyez passer une belle jeune fille, il est préférable de lui dire un admiratif «Lotf alik» plutôt que de chercher l’équivalent de cette expression en arabe classique et risquer de voir la belle filer».
A ce propos, il m’est arrivé moi-même une méprise linguistique des plus comiques. En ce temps éloigné, je recevais chez moi un couple d’arabisants allemands. Leur usage de l’arabe classique était d’une telle perfection que ça en donnerait des complexes à un cheikh de la vieille école.
Bref, les ayant laissés seuls pour la journée, ils furent confrontés à une drôle de situation. Par le plus grand des hasards, ce jour-là, un coq aventureux a «enjambé» le mur des voisins pour tomber dans notre jardin.
Paniqués, car cela mettait en échec leur sens inné de l’ordre, nos Allemands arabophones se firent un devoir de rapporter l’incident à notre bonne vieille femme de ménage. Avec leur vocabulaire de clercs, ils expliquèrent à «Nana» qu’un coq était dans le jardin. Celle-ci ne comprit pas un mot de ce qu’on lui disait.
De toutes les manières, l’incident fut clos lorsque le voisin sonna à la porte pour récupérer son bien. Seulement, le dossier n’était pas classé pour autant.
En effet, à mon retour, «Nana» me dit qu’elle avait quelque chose d’important à me rapporter. Elle m’expliqua dans son langage coloré que «les Allemands lui ont dit quelque chose en allemand qu’elle n’avait pas comprise».
Je pris note et en parlai ensuite à mes amis qui m’expliquèrent que «non, pas du tout, ils lui avaient dit en arabe que le coq des voisins était tombé dans le jardin et qu’elle n’avait pas cessé de rire».
Je tournai alors l’histoire dans ma tête et compris la méprise. Il y a en effet un univers de sonorités différentes entre la phrase «il y a un coq dans le jardin» dite en classique et en dialectal. Et notre chère «Nana» n’était jamais allée à l’école.
Depuis, je n’ai jamais cessé de rire de cette méprise et même écrit un petit scénario où deux personnages se parlaient sans se comprendre tout en disant exactement la même chose.
Ces histoires de tous les jours sont un bonheur toujours renouvelé et nous en avons tous des dizaines sous le coude qui sont autant de manières de négocier avec l’écume des jours ou de conjuguer avec de lumineuses épanchées de mélancolie.
**********Ce sont donc des dizaines de petites anecdotes que je réunis chaque jour. Dommage, il est très difficile de les restituer dans cette chronique pour des raisons linguistiques car elles perdraient beaucoup à être traduites. De toute façon, elles font le bonheur du public du théâtre.
Elles sont en réalité le trésor inépuisable dont s’inspirent tous les acteurs populaires qui surfent sur cette vague du one man show. Cela explique, en partie, le succès d’un Kamel Touati ou d’un Lamine Nahdi. Et, en fait, cette tradition du rire sur scène est des plus ancrées. Hier, on parlait de monologuistes. Aujourd’hui, on parlera de one man show.
Les plus anciens se souviennent sans doute des facéties de Salahlah, des gags chantés de Ridha Hajem, des duos délirants de Hedi Semlali avec Mohamed Mourali. Tous ces artistes n’avaient qu’un pas à faire pour passer du monde du théâtre à l’univers des chansonniers. Parmi les plus célèbres, Salah Khemissi a écrit et interprété des dizaines de tubes grinçants, narquois ou loufoques.
Ce roi de la dérision riait de tout et sa progéniture symbolique continue à creuser le même sillon de l’humour populaire. Dans la médina, il est formidable que, très longtemps après sa mort, on continue à connaître par cœur toutes ses chansons. Et même si la langue dialectale a connu bien de changements, elle demeure dans sa pureté, intacte, lorsqu’on la découvre ou retrouve dans ce patrimoine des chansonniers.
De Khemissi à Ben Yaghlane, il y a quelques générations mais toujours le même humour. Et même du côté du théâtre de boulevard, tous se souviennent de Abdesslem El Bech et son art du travestissement, de Hamouda Maâli et sa voix chevrotante, et de Mohamed Ben Ali et son ingénuité.
Tous ces personnages sont de ces archétypes que l’on n’oublie pas. Et je vous assure, ils revivent à chaque pas que je fais dans la médina, à chaque rencontre avec un ami croisé en ville. Ces éclats de rire entre potes, je les ai très rarement retrouvés lors de mes séjours en Europe.
Ce temps si particulier à notre mode de vie est un luxe véritable. Il faut bien sûr aller vers les autres, les écouter, leur parler. Cela semble relever de l’évidence mais ça n’est pas toujours facile.
Ce que j’aime par dessus-tout, c’est prendre un café du côté de Bab Djedid puis un second à Bab Bhar avant de m’installer pour écrire. Et, à chaque fois, ce sont deux mondes différents, deux rires différents et le même bonheur. Alors, ces brèves de comptoir qui, sous d’autres cieux, sont échangées à l’heure de l’apéro, cultivons-les ici à l’heure de l’expresso.
Il n’y a pas mieux qu’un lundi matin où, avant d’entamer une semaine de boulot, on échange quelques blagues au bistrot. Pour certains, c’est un véritable rituel qu’ils ne troqueraient pour rien au monde.
Juste une brève de comptoir pour terminer cette chronique. Elle ressemble à un cri du cœur. Et je l’emprunte à un ami, fripier de son état. Pour ne rien vous cacher, c’est lui qui est mon habilleur «officiel» !
Je l’ai croisé un jour qui coïncidait avec la journée du costume national. Fulminant et malicieux, il m’informa d’abord de l’événement, puis me fit remarquer que, depuis le petit matin, il n’avait vu personne en «jebba» ou en «burnous».
Après moult considérations ayant trait aux inconvénients de ces costumes quand il s’agit de transports en commun, il entama son couplet sur la cherté de la vie.
C’est la conclusion qui était la plus inattendue. De fait, il me cloua le bec.
Comment ? Tout simplement en me demandant de glisser dans le journal que la journée du costume national marcherait mieux s’il y avait une friperie spécialisée dans les fringues locales usagées. Il ne manque pas de culot… Mais son idée, au fond, elle n’est pas mal ! Parole de fripier qui veut élargir ses parts de marché !