Mohamed Bayram, cinquième par ordre chronologique d’une dynastie de savants fut l’une des personnalités éminentes qui marquèrent de leur empreinte le XIXème siècle tunisien.
Issu comme nous l’avons dit d’une lignée de savants d’origine turque, il occupa lui-même, très jeune, une place de choix dans le monde des lettres et de la politique.
«Il n’avait pas trente ans, écrit J.G. Magnin qui consacra plusieurs études à Bayram V et traduisit maints passages de son ouvrage célèbre Safouat il I’tibar صفوة الاعتبار quand ses articles du Raïdالرائد en faveur d’un régime représentatif le firent connaître comme un champion de la tendance libérale» Mohamed Ben Mustapha Bayram, neveu du cheikh el Islam Bayram IV est né à Tunis en mars 1840.
Il reçut une éducation soignée. Petit fils du Férik Mahmoud Khouja, ministre de la marine, il songea d’abord à se destiner au métier des armes, mais l’influence de son oncle le cheikh el Islam hanéfite l’amènera à faire de solides études à la grande mosquée Ez-Zitouna. Inscrit très jeune à cette université, il y suivra les cours des plus éminents professeurs de son temps.
«Mais nous apprend Sadok Zmerli, passionné, dès l’âge de dix-sept ans, de politique et de tout ce qui s’y rattache, il se livre avec ardeur à la lecture de tous les ouvrages pouvant l’éclairer sur les questions d’ordre administratif ou social, de nature à l’instruire sur la situation de la Régence et de ses habitants.
Comme beaucoup de clercs de sa génération qui en avaient hérité l’habitude de leurs prédécesseurs, il tient un carnet où il notait, soigneusement, tous décrets, règlements ou ordonnances édictés sous le règne de son beau-frère : M’hammed Bey, ce qui lui fournira plus tard, une documentation précieuse, embrassant tous les domaines de l’activité du royaume, et où il pourra puiser, sans réserve, lorsqu’il s’agira pour lui, en tant que fonctionnaire, d’élucider et de résoudre les problèmes, complexes et multiples, se posant alors à tout administrateur compétent et éclairé».
Chargé de cours à la médersa «onkiya» il accédera après concours, d’abord à la deuxième classe du professorat, puis à la première quelques années après.
Il se lia d’amitié avec Kheireddine dont il devient le bras droit lors de l’avènement de ce dernier au grand Ministère (1873-1877). Placé à la tête de l’Administration des Habous, nouvellement créée, il est ainsi appelé à collaborer effectivement à l’œuvre de rénovation entreprise par Kheireddine : réforme de l’enseignement zeitounien et des tribunaux du Charaâ, dès 1874; création de la bibliothèque As-Sadiquya en 1874 et création en 1875 du Collège Sadiki.
En outre, Kheireddine lui confie la direction de l’Imprimerie du Journal Officiel Tunisien ; ar-Raid At-Tounsi qui était alors l’unique périodique tunisien et qui publiait en plus des textes officiels, des articles politiques et littéraires. Aussi, Bayrem V profite-t-il de ses voyages effectués en Europe, soit pour des raisons de santé soit en mission, pour rassembler une grande partie des matériaux de son principal ouvrage : «Safouet El Itibar».
Lorsque Kheireddine quitta le pouvoir, Mohamed Bayram décida de renoncer à ses multiples fonctions et de suivre l’ancien Premier Ministre dans sa retraite. Mais l’intervention personnelle du souverain le fit renoncer à son projet.
Il fera de nombreux voyages en France, en Angleterre et en Algérie.
De retour au pays natal, il organise l’hôpital de la capitale sur le modèle des établissements similaires d’Occident.
Mais il connut de graves difficultés avec le ministre de sinistre mémoire Mustapha Ben Ismaïl. Il sollicita, alors, l’autorisation de se rendre en pèlerinage, en octobre 1879.
Citons Sadok Zmerli
«Il est entendu que ce faisant, Mohammed Beyram voulait tout à la fois, s’acquitter d’une obligation religieuse, et reprendre contact avec l’étranger, à seule fin d’en cultiver la civilisation et d’y puiser ces joies intellectuelles et artistiques que nos pays ne pouvaient lui procurer alors à un égal degré.
Pour une fois encore sa préscience l’aura servi à merveille, car à peine a-t-il terminé son pèlerinage, visité rapidement le Liban et la Syrie, qu’il se rend à Constantinople avec l’intention de s’y fixer. Aussitôt qu’il y arrive, il apprend qu’il est relevé de toutes ses fonctions, dépouillé de ses titres universitaires et considéré, dès lors, comme un dangereux fugitif politique, voué à tous les risques promis aux damnés.
En fait, il ne se passera guère longtemps, après son arrivée dans la capitale du khalife, que Mustapha Ben Ismaïl, encore Premier Ministre et sa clique déchaînée, s’enhardissent au nom du Bey, à le réclamer à la Sublime Porte».
Fort heureusement, cette démarche insensée se soldera par un échec.
En mai 1882, il quitta les rives enchanteresses du Bosphore pour le Caire où il s’installera et lancera un journal «الإعلام » quotidien, d’abord, puis tri-hebdomadaire qui connut un succès retentissant.
Il se rendra de nouveau à Paris pour visiter l’Exposition Universelle de 1887 puis à Florence pour rédiger, sur sa demande, le testament de son ami, le général Husseïn.
De retour au Caire, il mit la dernière main à son grand ouvrageصفوة الاعتبار , dont il avait entrepris la rédaction en Turquie. Le livre paraîtra au Caire en 1884 puis sera réédité (en 5 tomes) à Beyrouth.
«Cette œuvre magistrale, écrit Sadok Zmerli, couronnement d’une carrière tourmentée et féconde, où cet homme exceptionnellement doué et pénétrant, avait consigné avec une rare objectivité, et dans un style alerte et vivant, le déroulement des événements auxquels il avait participé restera certainement comme un témoignage direct et précieux que l’on consultera toujours avec profit et qui perpétuera le nom de son auteur prématurément ravi à la culture islamique qu’il avait représentée et défendue avec une maîtrise indiscutable et indiscutée».
Quant à Magnin, il écrit ce qui suit : on a pu dire de celui-ci qu’il était «le meilleur traité de géographie politique écrit en arabe». Il manifeste clairement les vues hardiment modernisantes de ce penseur, éclairé en même temps que traditionnel : sur toutes les questions débattues de son temps, il est significatif qu’il a toujours pris position en faveur de solutions larges ou réservant l’avenir. Ainsi en fut-il à propos de l’habillement, de la nourriture, des loyers, de l’argent, de l’esclavage, de l’arabisation dans l’enseignement des sciences modernes, etc.
Voici pour terminer un extrait de
صفوة الاعتبار بمستودع الأمصار والأقطار
tiré du chapitre sur les «logements et voies de communications» et traduit par J.G.Magnin.
La propreté des rues est moyenne: elles ne sont, ni répugnantes, ni irréprochables. En hiver, dans certaines rues non pavées, il y a quantité de fondrières et de boue. Il n’en reste plus guère au centre de la ville, mais elles sont encore nombreuses dans les deux faubourgs.Car on ne cesse, grâce à la Municipalité, de procéder à leur pavement : dallage ou petits pavés ronds. Les voies les plus fréquentées, surtout par les voitures, sont d’ores et déjà terminées. Quant aux routes à l’extérieur de la capitale, il n’en est pas d’aménagées, sauf celle de Tunis à Hammam-Lif, une autre vers le Bardo et Manouba une du côté de l’Aouina, le chemin de fer de la Goulette, une route en direction d’Alger.
On envisage d’en mener une vers le Sahel et une autre sur Bizerte.
Mohamed Bayram V mourra en exil (au Caire) le15 décembre 1882, à 49 ans après une vie relativement courte mais– ô combien – féconde.
Moncef CHARFEDDINE
Tunis-Hebdo du 08/10/2018