En annonçant à demi-mot la dissolution du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM), le président de la République, Kais Saied, franchit une nouvelle étape dans ce qu’il considère sa lutte contre la corruption.
L’annonce faite, samedi 5 février, n’est qu’une mise en application de sa démarche ayant pour objectif d’assainir le pays et son bras de fer avec le CSM entre dans celle-ci.
Le véritable point de départ de ce bras de fer avec le CSM a démarré depuis des semaines. Retour chronologique sur ces frictions dont l’issue et le dénouement sont, à l’heure actuelle, incertains !
28 octobre 2021 : Kais Saied charge la ministre de la Justice
d’élaborer un projet relatif au CSM
Le 28 octobre 2021, Kais Saied préside un Conseil des ministres au cours duquel il charge la ministre de la Justice, Leila Jaffel d’élaborer un projet relatif au Conseil Supérieur de la Magistrature.
Lors de cette session, il exhorte, par ailleurs les magistrats à « ne pas hésiter à appliquer la loi à tous, sans exceptions et sur un pied d’égalité » et les citoyens à « assainir le pays de tous ceux qui ont dilapidé les biens de l’Etat ».
1er novembre 2021 : « Un juge a dissimulé des dossiers
dans l’affaire Belaid-Brahmi »
Quatre jours plus tard, le 1er novembre, le Chef de l’Etat reçoit la ministre de la Justice pour se prononcer sur la question de la réforme de la justice. Lors de cette rencontre, il déclare être en possession de plusieurs documents prouvant que plusieurs juges sont corrompus. Il cite l’exemple d’un juge sans le nommer, laissant penser qu’il a dissimulé des dossiers dans l’affaire des deux martyrs Chokri Belaid et Mohamed Brahmi.
Kais Saied affirme qu’une réforme profonde de la Justice s’impose, expliquant que « la justice tunisienne est malade ». « Une justice indépendante est meilleure que mille Constitutions, des juges se considèrent au-dessus la loi bénéficiant de leur immunité », déclare-t-il.
4 novembre : Ennahdha accuse Kais Saied
de vouloir faire main basse sur la justice
Le 4 novembre, le mouvement Ennahdha accuse Kais Saied de vouloir faire main basse sur la justice. Considérant que le CSM est « un acquis constitutionnel », il estime, « qu’il faut respecter son rôle pour garantir le bon fonctionnement de la justice et son indépendance ».
Il estime que la réforme de la justice ne peut en aucun cas découler de décisions unilatérales imposées par le pouvoir exécutif. Des décisions, selon Ennahdha, qui sont en violation des dispositions de la Constitution.
10 décembre 2021 : Le CSM suit de près toutes
les éventuelles atteintes à l’indépendance de la justice
En parallèle, le CSM annonce, le 10 décembre 2021, qu’il restera en session permanente dans le but de suivre de près toutes les éventuelles atteintes à l’indépendance de la justice. Se déclarant « attaché à la construction constitutionnelle d’où il puise sa légitimité », il appelle tous les magistrats à suivre de près toute atteinte à l’indépendance de la justice.
Une décision qui intervient suite aux déclarations de Kais Saied à travers lesquelles il a exprimé clairement son intention de procéder à un référendum constitutionnel.
Le Président de la République, Kais Saied, a reçu, jeudi 9 décembre, les deux anciens doyens, Sadok Belaid et Mohamed Saleh Ben Aissa et le professeur de droit constitutionnel Amin Mahfoudh.
Saied a indiqué qu’aujourd’hui le problème en Tunisie est constitutionnel en raison de la Constitution de 2014, qui selon ses dires « s’est avérée non valide sans aucune légitimité ». « Cette constitution ne peut pas continuer à être mis en œuvre dans les années à venir car il n’a aucune légitimité », a-t-il confirmé.
20 décembre 2021 : Kais Saied fustige le rendement de la Justice
Le 20 décembre 2021, Kais Saied reçoit la ministre de la Justice, Leila Jaffel et le ministre de l’Intérieur, Taoufik Charfeddine, et fustige le rendement de la justice, renforçant ainsi la pression sur la branche judiciaire.
Il insiste sur la nécessité d’appliquer la loi à tous de manière équitable, et dans un délai raisonnable, conformément aux dispositions de l’article 108 de la Constitution.
Au cours de cette entrevue, le chef de l’Etat passe en revue des dossiers qui avaient été classés ou qui sont restés sans aucun effet juridique, faisant part, à cet égard, de son profond mécontentement face à l’impunité dont fait preuve la justice envers certains individus.
30 décembre 2021 : Un conseil des ministres axé sur la justice et le CSM
Le 30 décembre 2021, Kais Saied préside un Conseil des ministres au cours duquel il relève que la loi relative au CSM est « le résultat de l’intrusion de parties non spécialisées et de la pression exercée par certains groupes », ajoutant que « l’assainissement du pays nécessite une justice équitable », et appelant « les magistrats loyaux à guérir le pays de ses maux ».
Il appelle également à revoir l’organisation administrative au sein des tribunaux pour éviter les dépassements enregistrés dans certaines juridictions.
5 janvier 2022 : « Il n’y a pas de place
pour une ingérence dans le pouvoir judiciaire »
Le 5 janvier 2022, Kais Saied déclare, lors d’une réunion avec la cheffe du gouvernement et les ministres de la Justice, de la Défense nationale et de l’Intérieur, que la question centrale qui sera abordée prochainement est la question de la justice.
« Malheureusement, tout le monde sait depuis de nombreuses années comment la politique interfère avec le pouvoir judiciaire. Ils ont mis en place une loi sur mesure pour le CSM, s’ingèrent dans les verdicts et contrôlent un certain nombre de dossiers », soulignant « qu’il n’y a pas de place pour une ingérence dans le pouvoir judiciaire ».
19 janvier 2022 : Kais Saied supprime
tous les avantages des membres du CSM
Le président de la République, Kais Saied, signe, le 19 janvier 2022, un décret modifiant la loi organique n° 2016-34 du 28 avril 2016 relative au CSM. A travers cette modification, les privilèges et avantages accordés aux membres du CSM sont suspendus.
Dans un bref communiqué publié, la présidence de la République indique que les membres du CSM bénéficiaient jusque là d’une prime de 2364 dinars, en plus de 400 litres de carburant.
20 / 24 janvier 2022 : La Justice au cœur de plusieurs réunions
Le lendemain, le président de la République, s’entretient avec la cheffe du gouvernement, Najla Bouden et annonce qu’il compte lancer une réforme profonde de la justice tunisienne, à commencer par le CSM qu’il accuse d’implication dans des affaires de justice, arrivant aux différents mécanismes judiciaires dont notamment les délais de jugements.
Le 24 janvier, une réunion de haut niveau axée sur la justice, a lieu entre le président de la République, la cheffe du gouvernement et les ministres de la Justice et de l’Intérieur.
Kais Saied dénonce la durée des procédures judiciaires en Tunisie jugée trop longue, et l’impunité dont bénéficient certaines personnes et certains responsables. La réunion expose un ensemble d’affaires en cours de traitement par les tribunaux sans qu’il y ait des jugements depuis plusieurs années.
« La magistrature ne peut pas remplacer le législateur, l’assainissement de la justice est devenu une obligation aujourd’hui », déclare Kais Saied, appelant les magistrats à assumer leur responsabilité dans cette phase délicate de l’histoire de la Tunisie.
20 janvier 2022 : Le CSM réagit
Le président du CSM, Youssef Bouzakher réagit en déclarant que le retrait des avantages et privilèges, décidé par le président de la République porte atteinte aux membres du conseil. Il rappelle que les privilèges des membres du CSM sont publiés et signés par une décision du Conseil, comme prévu par la loi, et avaient déjà été annoncés au Journal officiel de la République tunisienne (JORT).
Le président du CSM rappelle également que les privilèges avaient été fixés en 2017 en collaboration avec le gouvernement et la commission de la législation générale au sein de l’ancienne Assemblée des représentants du peuple (ARP). Le juge souligne, à cet effet que les membres du CSM poursuivront leur mandat, qui prend fin en octobre 2022, avec ou sans avantages.
21 janvier 2022 : Le CSM répond au président de la République
En marge d’une session plénière extraordinaire, le CSM répond au président Kais Saied. « Le décret présidentiel portant sur le conseil est entaché d’irrégularités », estime-t-il, dénonçant ce qu’il qualifie de campagne de « dénigrement » menée contre ses membres, et soulignant son attachement à « son pouvoir de régulation dans des domaines relevant de ses compétences ».
Quant aux primes et privilèges, le CSM assure qu’ils ont été accordés en toute transparence, conformément à sa loi organique et aux équilibres budgétaires de l’Etat. D’autre part, le CSM estime que ce décret est « une atteinte à l’édifice constitutionnel et au pouvoir judiciaire », mettant en garde contre le « danger » pouvant en découler. Et de rappeler que le CSM garantit le bon fonctionnement de la justice et le respect de son indépendance.
23 janvier 2022 : Le CSM dénonce une campagne de dénigrement
Le CSM dénonce une campagne de « dénigrement sans précédent » visant ses membres, expliquant que celle-ci vise en particulier les avocats Abdelkrim Rajeh et Moufida Mtimet qui « se sont portés volontaires pour défendre ses décisions et intérêts devant les différentes juridictions ».
5 février 2022 : « Le CSM appartient au passé… »
En visite au ministère de l’Intérieur, le chef de l’Etat Kais Saied annonce à demi-mot la dissolution du CSM. « Le Conseil supérieur de la magistrature appartient au passé à partir de ce moment », déclare-t-il en présence du ministre de l’Intérieur et de hauts responsables sécuritaires.
Le président de la République affirme qu’un décret provisoire est en cours d’élaboration pour organiser ce Conseil, accusant le CSM d’implication dans des affaires de corruption et de couverture à certaines personnalités politiques. Il accuse aussi cet organe constitutionnel de corruption et de partialité et d’avoir ralenti certaines procédures, dont les enquêtes sur des assassinats de militants de gauche survenus en 2013.
6 février 2022 : Le CSM réagit
Réagissant à l’annonce du président de la République, le président du CSM, Youssef Bouzakher estime, dimanche 6 février 2022, que Kais Saied n’a pas dissous le conseil et affirme que Kais Saied a simplement dit que « le CSM appartenait au passé et qu’officiellement il ne l’a pas dissous ».
Il ajoute que « le président de la République ne dispose d’aucun mécanisme juridique pour dissoudre le CSM ». Et d’ajouter, que les membres du CSM défendront son existence en recourant aux outils légaux.
Dans un communiqué rendu public le même jour, le CSM indique avoir rejeté la décision du président de la République de le dissoudre. L’organe constitutionnel dit poursuivre normalement son mandat et ses missions mettant en garde contre la politisation des affaires de justice.
Il lance, dans ce sens, un appel aux magistrats pour défendre l’indépendance de la justice et à s’attacher à leur conseil, comme seule garantie de leur indépendance.
De son côté, l’Association des magistrats tunisiens (AMT), indique que des consultations ont été lancées pour décider des mesures de lutte nécessaires et « protéger l’installation judiciaire et le caractère sacré des tribunaux », estimant que « certains magistrats se trouvent aujourd’hui menacés après le discours de guerre et de mobilisation du président de la République contre l’autorité judiciaire ».
Entre-temps, une manifestation a eu lieu dimanche 6 février 2022 devant le siège du CSM appelant à le dissoudre. Les manifestants ont affiché des slogans hostiles au Conseil l’accusant d’avoir contribué à la manipulation des affaires d’assassinats politiques en Tunisie.
D’autre part, la décision de Kais Saied de dissoudre le CSM a fait réagir la classe politique. Plusieurs partis et personnalités politiques ont, en effet, réagi à l’annonce à demi-mot de la dissolution de cet organe constitutionnel.
7 février 2022 : Le siège du CSM fermé
Lundi 7 février, « le siège du CSM a été fermé avec chaînes et cadenas, et employés et agents ont été empêchés d’y accéder », dénonce le président du Conseil, Youssef Bouzakher, estimant qu’il s’agit d’une nouvelle étape de ce qu’il considère comme un attaque contre le conseil « pour arracher les institutions de l’État et mettre la main sur le pouvoir judiciaire ».