Qu’ils soient musulmans ou juifs, presque tous les Tunisiens de la Goulette ont, comme les catholiques parmi eux, une vénération particulière pour Notre-Dame de Trapani.
C’est que l’histoire et la vie prennent souvent des détours qui ignorent les identités assignées. Ainsi, à La Goulette, le quartier de la Petite Sicile a longtemps constitué un lieu de confluences pour toutes les communautés de marins-pêcheurs.
Dans ce quartier, l’église dédiée à Saint-Fidèle et Saint-Augustin continue à en témoigner chaque 15 août, lorsqu’elle rassemble toutes les communautés de la ville à l’occasion de l’Assomption. Ce jour-là, la petite église regorge de visiteurs et tous se prosternent ou saluent la Madone de Trapani.
Ici, les pêcheurs siciliens étaient nombreux et vouaient une adoration particulière à cette statue de la Vierge qu’on emmenait en procession pour bénir les barques et augurer de saisons d’abondance. Cette procession avait traditionnellement lieu le 15 août et a longtemps donné lieu à des festivités restées dans la mémoire collective.
Jusqu’au début des années soixante, cette procession était des plus suivies. Les catholiques venaient de Tunis, Carthage et ailleurs, pour se joindre aux fidèles de la Goulette. Ainsi, partait-on de l’église jusqu’aux quais pour apporter la bénédiction aux pêcheurs. Et dans cette foule fervente et joyeuse, on était de tous horizons. Peu importait votre culte, ce moment de célébration était un temps fédérateur.
Et tout le monde croyait fermement en la grâce qui émane de la Madone. Cette curieuse alchimie agit encore de nos jours puisque le 15 août, l’église de la Goulette déborde de visiteurs, vibre au rythme des hymnes et rassemble clergé catholique, édiles de la ville et peuple bigarré venus s’imprégner de cette cérémonie, écho d’un passé mythique.
Depuis deux ans maintenant, la ferveur a redoublé puisque la procession revoit timidement le jour, avec une apparition de la statue bénie sur le parvis de l’église, ce qui n’était pas survenu depuis près de soixante ans.
Reverrons-nous un jour cette procession effectuer un parcours symbolique hors le périmètre de l’église ? Ce serait assurément une bonne chose et un pas dans la bonne direction.
***La Tunisie d’aujourd’hui milite pour la liberté de conscience et le respect des minorités. C’est un fait incontestable qui plus est, inscrit en lettres vivantes dans le texte de la nouvelle Constitution du pays.
De plus, la Tunisie a multiplié les gestes symboliques comme ces « iftar » collectifs, associant tous les cultes, ou bien ces conférences posant les enjeux de la diversité. De même, l’université, plusieurs associations et des groupes informels militent dans le même sens et appellent au respect des minorités et à l’équité entre les différentes communautés religieuses dans le pays.
Ainsi, il est clair qu’au niveau du texte constitutionnel, du discours politique et de la militance, notre pays se veut non seulement protecteur des minorités mais aussi équitable avec tous. Le libre exercice du culte est pleinement reconnu et, en théorie, chacun est libre face à sa propre conscience.
De plus, notre Tunisie évolue entre deux autres pôles tout aussi vertueux. D’une part, elle revisite son histoire plurielle et la relit à l’aune de tous les héritages qui ont pétri l’identité du pays. D’autre part, le devoir d’hospitalité constitue un référent important dans un pays qui, aujourd’hui, accueille de plus en plus de migrants et de communautés, surtout subsahariennes, nouvellement installées.
Cela ne va pas sans quelques problèmes, mais, l’intention positive y est, puisqu’elle est régulièrement proclamée au point de faire partie aujourd’hui des credos de l’Etat.
Si parfois le bât blesse, des actes forts et symboliques pourraient venir affirmer ce qui est surtout dans l’ordre du discours et parfois de l’incantation. Et cette procession du 15 août est un bon exemple de ce qui pourrait être fait pour confirmer cette volonté politique souvent en attente de concrétisation.
La situation de l’église catholique en Tunisie n’est pas celle des années cinquante. Les fidèles ne sont plus les mêmes et les paroisses se comptent sur les doigts des deux mains et sont pour l’essentiel fréquentées par des Tunisiens convertis, des familles mixtes et une majorité d’Africains de l’ouest.
Les crispations qui pouvaient exister dans le passé relèvent aujourd’hui de l’histoire et il importe de les dépasser. A ce titre, cinquante-cinq années après, il devient fondamental de revoir le fameux Modus Vivendi qui régit les rapports entre l’Etat tunisien et l’église catholique. Non pas que les Catholiques de Tunisie désirent sonner les cloches– ce qui est interdit – ou qu’ils veuillent se faire ostentatoires, ce qui n’est pas le cas.
Il s’agit plutôt – et c’est un Tunisien de confession musulmane qui écrit – d’assouplir certaines règles et faire un effort supplémentaire dans le sens d’une plus grande hospitalité ou équité, selon la nationalité des fidèles.
Ainsi, aujourd’hui, cette procession de La Goulette, dont tout le monde a entendu parler et connaît la longue histoire, ne peut se dérouler (pour des raisons légales) en dehors de l’église. Un interdiction, décidée il y a un demi-siècle, pèse sur un événement fédérateur qui, par miracle, a survécu dans les mémoires et dans les faits. Notre Constitution l’entend-elle ainsi ? Je ne le crois pas.
Mieux, un exemple équivalent existe et devrait être pris en considération. Il existe en effet une procession, une autre procession, qui, fort symboliquement, effectue quelques centaines de mètres, sous protection et dans une liesse indescriptible. Il s’agit bien entendu de la procession de la Ghriba à Djerba, temps fort d’un pèlerinage printanier auxquels des centaines de juifs d’origine tunisienne affluent de plusieurs pays.
Cette procession de la Ghriba est possible pour plusieurs facteurs sur lesquels je ne m’appesantirai pas. Je me contenterai de souligner que ce rendez-vous de la ferveur et de l’amitié est possible car il n’existe aucun Modus Vivendi qui s’y oppose.
D’ailleurs, il n’échappe à personne qu’aussi bien la Ghriba de Djerba que la Madone de La Goulette font l’objet d’un engouement des Tunisiens toutes confessions confondues.
Et si le pèlerinage de la Ghriba est devenu un modèle de tourisme religieux, la procession de La Goulette pourrait connaître une évolution similaire.
Mais, en tout état de cause, il s’agit de volonté politique et, je le répète, d’équité, auxquels j’ajouterai un zeste de dessein et ce qu’il faut d’imagination. Car que ce soit en termes d’image du pays, de retombées touristiques ou de respect des credos, nous sommes en train de passer à côté de l’événement majeur que pourrait constituer cette procession de La Goulette.
Encore un mot. Il s’agit au fond d’être conséquents avec nous-mêmes et ce que nous professons. Ceci sans parler du potentiel extraordinaire que recèle cette Madone pas comme les autres qui pourrait, dans son élan et sa tradition, bénir tout un pays.
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J’ai pris l’habitude d’affectueusement désigner Notre-Dame de Trapani comme étant ma Madone. Dans cette relation, il y a le respect qui est dû à cette sainte figure mariale souvent mentionnée dans le Coran.
C’est aussi mon histoire personnelle qui m’a menée sur ce chemin. Quand on a grandi dans le Tunis des années soixante, il est d’ailleurs difficile de penser autrement sans se renier. Car, comme beaucoup d’entre nous, j’ai une dette envers mes nombreux amis juifs et chrétiens dont la plupart sont partis pour d’autres cieux.
Ma vie et mon combat aujourd’hui, c’est de leur dire qu’ils sont toujours chez eux, dans leur pays natal. Comment peut-on se couper de la terre natale qui, comme la figure maternelle, n’est qu’une, indivisible et perpétuelle. A ces amis dont certains rêvent de revenir, je dirais que nous sommes nombreux à souhaiter leur retour au pays. Et pour ceux qui ont eu la persévérance de rester, que nous sommes toujours à leurs côtés.
Que ceux qui s’étonnent que la Tunisie des dernières années a produit autant de terroristes ne soient pas surpris de savoir que nous sommes une vaste minorité silencieuse, accueillante, fraternelle et engagée pour le respect et l’équité. Nous sommes justement l’antithèse de ces terroristes qui ont répandu l’effroi et comme nous sommes des semeurs de paix, de simples et ardents défenseurs de la différence, nous sommes peu entendus.
Il se fait simplement que des prises de parole comme la mienne vont à l’encontre du pratiquement correct et, pour être plus précis, du religieusement toléré. Car, tant que certaines choses restent dans l’ordre du discours, elles ne dérangent pas. Mais, dès que l’on invite ceux qui les tiennent à concrétiser leurs discours sur la liberté, cela devient une autre paire de manches.
Vaste dialectique où les masques dont on s’affuble valent souvent plus que les véritables visages !
Dans cette pensée en déroute, on privilégie en effet les faux-semblants, plus malléables que la réalité des choses. Au fond, si l’homme de soixante ans qui vous parle est la somme de ses apprentissages et de ses convictions, beaucoup – bien plus tristement – conjuguent mues de caméléons et ruses de renards.
Et si je parle, c’est que je suis convaincu que ma Madone est une chance pour La Goulette ! Et si cette procession était évaluée à sa juste teneur, mise en exergue et promue, une baraka inattendue en rejaillira certainement.
Imaginez, demain, des 15 août à La Goulette vers lesquels on convergerait de Sicile et d’ailleurs en Italie, de France et d’ailleurs en Europe. Imaginez l’impact de cette procession virtuelle sur l’image de la Tunisie et ses répercussions sur son tourisme. Bien sûr, les doux rêveurs imaginent lorsque les politiciens, eux, décident ou omettent de le faire.
Patiente, la Madone, ma Madone, attend. Elle a déjà attendu longtemps et, désormais, fait des clins d’œil à la Ghriba et aux nombreuses « kharjas » des saints de la tradition tunisienne. Aurons-nous, au berceau des années, un heureux rendez-vous ?
Hatem BOURIAL
Tunis-Hebdo du 05/08/2019